Indemnisation du manquement à l’obligation de sécurité : quand le préjudice est-il « automatique » ?

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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23/02/2024 - Sébastien MILLET

Le contentieux de l’obligation de sécurité et de protection de la santé ne concerne pas que l’indemnisation de la faute inexcusable (volet sécurité sociale), mais est largement répandu en matière de droit du travail (contentieux prud’homal).


La barémisation des dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse y a largement contribué, avec une multiplication des demandes indemnitaires annexes au titre de préjudices distincts, au risque parfois de conduire à indemniser deux fois un même préjudice.

L’invocation d’un manquement à l’obligation de sécurité et de protection de la santé est un terrain privilégié, d’autant qu’il peut se décliner sous de très nombreux aspects, en lien plus ou moins étroits avec la question des conditions de travail.

Lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre la responsabilité civile contractuelle de l’employeur, le salarié doit en principe démontrer l’existence d’une faute (manquement à des obligations légales ou contractuelles, d’un préjudice, ainsi que d’un lien de causalité).

Cette exigence est toutefois atténuée dans certains cas, soit par l’effet de dispositions légales (p. ex. en matière de harcèlement moral ou sexuel, ou de discrimination), soit au gré des évolutions jurisprudentielles.

Après avoir largement admis la notion de « préjudice nécessairement causé » dans de nombreux domaines du droit du travail, ce qui dispensait le salarié d’apporter la preuve du préjudice subi, la jurisprudence a marqué un revirement (Cass. Soc. 13 avril 2016, n° 14-28293), signe d’une volonté de retour aux fondamentaux et à une plus grande orthodoxie (la charge de la preuve incombe au demandeur - C. Civ. art. 1315).

Reste un domaine où ce principe n’est pas appliqué de manière uniforme : celui du contentieux de l’obligation de sécurité, qui fait largement figure d’exception.

Voici un aperçu des solutions rendues depuis au gré des décisions :

 

Preuve allégée

Preuve complète

Non-respect du mi-temps thérapeutique, des durées maximales de travail et du repos journalier et hebdomadaire
(Cass. Soc. 14 décembre 2022, n° 21-21411)

Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation.

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Non-respect du repos quotidien, y compris conventionnel
(Cass. Soc 7 février 2024, n° 21-22809)

Le seul constat que le salarié n'a pas bénéficié du repos journalier entre
deux services ouvre droit à réparation
NB : l’affaire concernait une durée conventionnelle de repos quotidien (12h) plus favorable que la loi (11 h) 
A noter que dans ce domaine, certains salariés ne sont pas concernés (ex : cadres dirigeants, salariés au forfait-jours).

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Dépassement de la durée maximale absolue hebdomadaire
(Cass. Soc. 26 janvier 2022, n° 20-21636)

Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation, sans nécessiter de démontrer en quoi des horaires de 45 ou 50h/ semaine ont porté préjudice.

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Dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire
(Cass. Soc. 8 nov. 2023, n° 22-19080)

Le seul constat d’une réalisation d'heures supplémentaires ayant pour effet d'entraîner un dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation.

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Dépassement de la durée hebdomadaire maximale de travail sur une période quelconque de 12 semaines consécutives pour un travailleur de nuit
(Cass. Soc., 27 septembre 2023, n° 21-24782)

Le seul constat d’un dépassement de la durée maximale de travail ouvre, à lui seul, droit à la réparation.

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Ces solutions dérivent du droit de l’Union européenne et de son application par la CJUE, qui considère que la limitation du temps de travail et le droit au repos minimal participent de l'objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs. Le simple constat d’une violation des règles en la matière permet ici de présumer l’existence d’un préjudice. Cette automaticité peut donner une certaine dimension « punitive » à l’indemnisation, bien que le droit français refuse une telle finalité contrairement aux systèmes juridiques anglo-saxons.

En tout état de cause, cela appelle à la vigilance pour les entreprises dans l’organisation du travail et le décompte du temps de travail.

Les solutions sont plus disparates en revanche concernant d’autres domaines relatifs à l’obligation de sécurité et de protection de la santé :

 

Preuve allégée

Preuve complète

L’exposition à des vapeurs toxiques sans prise de toutes les mesures de protection et des obligations de surveillance
médicale, y compris conventionnelles
(Cass. Soc., 8 novembre 2017, n° 16-18008)

Le constat du manquement à l’obligation de sécurité caractérise un préjudice indemnisable. 
NB : était en cause ici un non-respect d’obligations conventionnelles particulières.

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Exposition fautive à une substance nocive ou toxique
(Cass. Soc. 11 septembre 2019, n° 17-25300)

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Le salarié doit justifier d'un préjudice spécifique d'anxiété, personnellement subi résultant d'un tel risque.
Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés (inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d'une maladie, avec le risque d'une pathologie particulièrement grave pouvant être cause de décès).
Ex : la seule remise d’une attestation d'exposition et d’une information médicale sur la possibilité de mise en oeuvre d'un suivi post-professionnel est insuffisante (Cass. Soc. 13 octobre 2021, n° 20-16584)
Pour aller plus loin : https://www.preventica.com/actu-chronique-prejudice-d-anxiete-obligation-securite.php / https://www.preventica.com/actu-chronique-exposition-substances-nocives-toxiques-anxiete.php / https://www.preventica.com/actu-chronique-prejudice-anxiete-vigilance-exposition-professionnelle-substances-toxiques-nocives.php#:~:text=Le%20pr%C3%A9judice%20d'anxi%C3%A9t%C3%A9%2C%20qui,%C3%A0%2017%2D%2025623%20%3B%20Cass.

Défaut d'établissement du document unique d’évaluation des risques professionnels
(Cass. Soc. 25 septembre 2019, n° 17-22224)

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Ne cause pas nécessairement un préjudice aux salariés.

Défaut de visite médicale d'embauche
(Cass. Soc. 27 juin 2018, n° 17-15438)

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Ne cause pas nécessairement un préjudice aux salariés.
(Etant précisé que la règle est aujourd’hui le passage d’une visite d’information et de prévention, l’examen médical d’aptitude étant l’exception)

Il nous semble que la présomption de préjudice ne doit pas conduire à éluder le débat sur sa nature (moral, physique ou matériel), compte tenu des incidences sur l’évaluation du quantum des dommages et intérêts, qui relève toujours du pouvoir souverain d’appréciation de la juridiction du fond saisie de la demande (cf. Cass. Soc. 13 avril 2016, n° 14-28293 précité).

Il en découle que l’indemnisation, certes automatique, peut rester parfois symbolique d’un point de vue financier.

Ajoutons que cette question déborde également sur le terrain des relations collectives de travail, avec ici également des solutions contrastées :

 

Preuve allégée

Preuve complète

 Défaut de diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel
(Cass. Soc. 28 juin 2023, n° 22-11699)

L’absence de justification des diligences et d’un constat de carence suffit à établir l’existence d’une faute causant un préjudice aux salariés, privés ainsi d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts.

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Manquement de l'employeur à l'obligation d'information et de consultation des instances représentatives du personnel
(Cass. Soc. 22 novembre 2023, n° 20-23640)

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Préjudice non invocable : le manquement jugé comme n’étant pas de nature à causer au salarié, agissant à titre individuel, un préjudice personnel et direct.

 
Cela n’est pas sans lien avec la question de l’obligation de sécurité et de protection de la santé, surtout dans un contexte de projet de réforme du droit du travail visant notamment, outre la réduction des délais de recours prud’homaux, à relever significativement les seuils d’obligations relatives au CSE, ce qui ne manquera pas d’impacter la place du dialogue social en matière de SSCT dans les PME et potentiellement, d’affaiblir la prévention …

* Cf. proposition n° 4 du rapport « 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises » du 15 février 2024)

Derrière la volonté affichée de simplification, il s’agit là d’un angle mort du projet de réforme, à rebours des politiques publiques menées par ailleurs en vue d’améliorer la prévention des risques en entreprise.