Risque d’agression au travail : la conscience du danger impose de réagir pour protéger le personnel exposé

SECURITE DES LIEUX DE TRAVAIL || Prévention intrusion / malveillance
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28/10/2020 - Sébastien MILLET

Face à la montée des comportements violents et à des rapports sociaux souvent « à fleur de peau », le besoin de sécurité est de plus en plus fort pour les travailleurs en contact avec le public et exposés dans le cadre de leur activité professionnelle.


L’actualité tragique montre également que le besoin de protection s’étend parfois à la sphère privée, au-delà de l’enceinte de l’entreprise.

Pour les employeurs, ce n’est pas une mince affaire ; il s’agit autant de prévenir les risques d’atteinte à la santé mentale (stress, anxiété, choc traumatique, etc.), que ceux d’atteinte à l’intégrité physique, voire à la vie de la personne.

L’enjeu est de taille, et donne souvent lieu aujourd’hui au déclenchement de droits d’alerte, voire d’expertise du CSE pour « risque grave ». En cas de situation dommageable, le risque de responsabilité civile, voire pénale, est également bien présent en cas d’inaction.

Si fondamentalement, la sûreté est une mission régalienne qui incombe à l’Etat, l’obligation générale de sécurité de l’employeur recouvre aussi une dimension de sûreté pour ses collaborateurs.

Cela a souvent été reconnu en jurisprudence concernant par exemple la protection des salariés expatriés ou envoyés en mission à l’étranger dans des zones à risque (cf. https://www.ellipse-avocats.com/2012/04/de-lobligation-de-securite-des-employeurs-a-lobligation-de-surete/ ).

Signe des temps, plusieurs décisions viennent d’être récemment rendues en matière de faute inexcusable de l’employeur, concernant des cas d’agressions sur le territoire national dont a été victime :

  • Une gardienne d’immeuble : les juges retiennent ici la faute inexcusable au motif que, même si l'employeur a pris quelques mesures pour éviter les risques d'agression, il n'a pas pris les mesures « concrètes, nécessaires et suffisantes » pour préserver sa santé et sa sécurité, alors qu'il avait parfaitement conscience du risque d'agression auquel elle était exposée dans ses missions d'accueil de proximité et que ce manquement est une cause nécessaire de l'accident, même si elle n'est pas exclusive de celui-ci.

    En l’espèce, un faisceau d’indices concordants conduit à retenir que le danger ne pouvait être ignoré alors que :

    • Le risque d'agression est inhérent à la profession de gardien d'immeuble ;
    • Il était identifié et retranscrit dans le document unique d'évaluation des risques avec une cotation correspondant à une « exposition importante » ;
    • La victime avait déjà été agressée précédemment à l’accident du travail, à plusieurs reprises sur son lieu de travail. 

    Partant, les mesures mises en place, si elles n’étaient pas totalement inexistantes (formation, diffusion d’un guide pratique, actions de prévention sociale, etc.), ont toutefois été jugées insuffisamment consistantes, notamment sur le plan technique et matériel (absence de dispositif suffisant de contrôler d'accès et de visiophone et d'alarme d’urgence).

    A noter que l’argument selon lequel l’employeur n’a que peu de moyens d’action, ou encore que le salarié dispose du droit de retrait a été écarté.
    ( Cour d’appel de Paris, 22 mai 2020, Pôle 6, Chambre 13, n° 18/08148 )

  • Un chauffeur de bus : pour la Cour de cassation, la faute inexcusable a été écartée à tort par les juges du fond, alors qu’au regard de leurs constatations, ils auraient dû retenir que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du risque d’agression physique auquel étaient exposés ses conducteurs.

    Cette connaissance du danger était réputée acquise dès lors que :

    • Le phénomène d’agression était récurrent (avec 23 évènements comptabilisés en 20 mois, dont 4 sur la ligne à laquelle était affecté le salarié victime) ;
    • Peu avant l’accident, la survenance d’une agression avait été consignée via un registre interne d’incidents, permettant de le porter immédiatement à la connaissance de l’employeur ;
    • Le CHSCT de l’époque avait informé l’employeur des problèmes dans la localité et demandé à la direction l’installation de vidéos embarquées dans les cars afin de limiter les risques d’agression.
    (Cass. Soc. 8 octobre 2020, n° 18-25021)


Autant de cas qui peuvent se décliner dans d’autres secteurs où les personnels sont en « première ligne », et de surcroît souvent en situation de travail isolé ...

En résumé, la doctrine judiciaire rappelée par cette décision est la suivante, qu’il s’agisse de risque d’agression externe (tiers auteur) ou interne (collègues de travail) : « Vu les articles L.452-1 du code de la sécurité sociale, L.4121-1 et L.4121-2 du code du travail : Le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. »

Notons que de manière subliminale, il n’est plus fait référence ici à la notion d’obligation « de résultat », sans pour autant employer le terme d’obligation de moyens.

Typiquement, cela illustre le fait qu’à partir du moment où un danger est identifié, il ne peut être ignoré (preuve qui incombe au salarié). Toutes les mesures nécessaires et suffisantes doivent être alors prises au plan organisationnel, technique, humain et financier pour supprimer ou à défaut réduire l’exposition, conformément aux principes généraux de prévention.

« Information-réaction » ; la remontée d’information sur les données de risque doit être organisée et donner lieu à un traitement adapté et diligent.

En définitive, la question de fond est surtout celle de la consistance et l’effectivité des mesures de protection mises en œuvre.

Tel est finalement le résultat attendu, et ce que le risque ait été :

  • Identifié ou signalé dans le document unique ou au travers de procédures de remontées internes (la conscience du danger est alors présumée in concreto, ce qui contribue toujours à faire de l’évaluation des risques une démarche sensible, car à « double tranchant » pour l’employeur. Cela va d’une certaine manière à l’encontre de l’objectif de la démarche de prévention qui consiste à protéger, mais pas à s’auto-incriminer) ; 

  • Ou non, mais les juges peuvent alors pallier à cette situation en retenant que l’employeur « aurait dû » avoir conscience du danger (appréciation in abstracto) …

    Cette technique de présomption peut toutefois conduire à des raccourcis d’analyse parfois discutables.
    Sans doute est-on « toujours plus intelligent après », mais encore faut-il qu’il existe raisonnablement une faute d’appréciation de la part de l’employeur. 

    Or, force est d’admettre qu’il n’est pas toujours aisé dans la gestion d’une entreprise d’anticiper tous les scénarios, et particulièrement lorsqu’ils surviennent à « bas bruit ».

    Côté employeur, il existera toujours un enjeu de défense à pouvoir établir l’absence de conscience du danger, même si cela n’opère que dans des cas limités en jurisprudence.