Sous-traitance - Jurisprudence Affaire Areva/Dalkia

Dossier présenté par Préventique

Sous-traitance - Jurisprudence Affaire Areva/Dalkia
DOSSIER
ORGANISATION DE LA PREVENTION || Management SST / 01/10/2012

Effets de l’obligation de sécurité de résultat
Annulation d’une décision d’externalisation d’activités industrielles

La décision rendue par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 5 juillet 2011 mérite une grande attention. On y verra la preuve renouvelée que les décisions des dirigeants peuvent être évaluées et annulées par les tribunaux civils en dehors de tout préjudice causé aux personnels ou d’un accident.
On y trouvera également une analyse qui doit être méditée. Les risques dits psychosociaux ne sauraient être vus au seul titre des risques professionnels, car ils traduisent une vulnérabilité des personnels qui est de nature à remettre en cause le niveau de la sûreté industrielle.


Le pouvoir de direction du chef d’entreprise peut-il être remis en cause par l’institution judiciaire ?

La liberté d’organisation et de décision qui est le fondement du principe de la responsabilité du chef d’entreprise a été régulièrement encadrée par la législation et la réglementation du travail. Mais dès lors qu’il respecte les règles d’ordre public, le chef d’entreprise doit pouvoir prétendre exercer librement son pouvoir de direction.
Cependant, en 2008, la chambre sociale de la Cour de cassation a cru pouvoir s’exonérer de cette logique en annulant une décision de réorganisation du travail, sur le fondement d’un manquement à l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, au motif que le changement était de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés concernés.
Dans son commentaire, Hubert Seillan a vivement exprimé son désaccord avec cette jurisprudence en mettant en évidence ses effets pervers, car en affaiblissant la liberté elle réduit le principe de responsabilité de l’employeur.
Dans la ligne de cet arrêt, le tribunal de grande instance de Paris a annulé une décision de la Sté Areva portant sur l’externalisation de certaines activités sur le site de La Hague. Il motive doublement son jugement par l’affaiblissement de la maîtrise des risques et par la génération de risques psychosociaux importants.


Retour sur le contexte de cette affaire

La société Areva avait créé un groupement d’intérêt économique (GIE) avec la Sté Dalkia, filiale du groupe Veolia.
Ce GIE avait une mission temporaire et une durée de vie limitée à celle-ci (2 ans, 10 mois et 21 jours). Il avait mission d’apporter de l’assistance technique à la société Dalkia, de février 2011 jusqu’au 31 décembre 2013.
À cette date, cette dernière devait prendre en charge directement et sans aucun intermédiaire, les activités placées sous la responsabilité de la direction industrielle de production d’énergie, qui comporte 61 agents. Ces activités consistent dans la production de vapeur et l’exploitation des utilités de La Hague.
La direction ayant présenté son projet au CHSCT le 17 juillet 2010, le syndicat CGT-FO de l’industrie nucléaire a contesté devant le tribunal de Paris sa validité juridique et demandé son annulation.
Il est important de souligner que ce contentieux de l’externalisation s’est développé sur un site industriel soumis à deux procédures d’autorisation administrative, relevant d’une part du droit nucléaire et des installations nucléaires de base et d’autre part du droit de l’environnement et des installations classées. En outre, le contexte post Fukushima qui a conduit l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à imposer des audits aux exploitants, a favorisé l’émergence du contentieux.


Les motifs invoqués par le demandeur

Demandeur à l’action, le syndicat a explicité certaines données du projet et a fait valoir plusieurs critiques :

– après avoir souligné le rôle de la direction industrielle de production d’énergie et de ses 61 salariés dans le maintien du niveau de sûreté des équipements, notamment dans le domaine de la maintenance des matériels spécifiques en cas d’accident majeur ;
– il a considéré que la variété de ces missions « impose la polyvalence de salariés affectés à cette direction » et a fait état d’une recommandation du CHSCT de juin 2010 de ne pas externaliser les «services ou unités de support », en invoquant « des raisons de sûreté, de sécurité et de maîtrise des risques et des compétences ».

Le syndicat a alors demandé l’annulation du projet au motif que cette décision contredit les dispositions de l’article L. 4121-1 du Code du travail et ne satisfait pas au principe de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, qui « s’impose particulièrement lorsque sont en cause des installations nucléaires ». Les griefs du syndicat visaient à la fois « le risque psycho-social et le risque industriel et technique ».
Après s’être déclaré compétent pour apprécier les termes de la demande, le tribunal a précisé que sa mission était dès lors « d’analyser si l’externalisation, telle qu’elle a été conçue, répond à l’ensemble des exigences qui pèsent sur l’employeur en matière de sécurité des salariés et si la direction de la société Areva NC, dans l’exercice de son pouvoir de direction n’a pas pris des mesures qui auraient pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ».
Il a ajouté que lorsque le risque psychosocial et le risque industriel et technique « sont avérés, ils se nourrissent l’un l’autre, dès lors que le risque psychosocial peut retentir sur le risque industriel ».
Il a ensuite procédé à une analyse particulière de chacune de ces deux questions et il a conclu à l’annulation de la décision.


Sur l’aggravation du risque psychosocial

Le tribunal a pris tout d’abord en considération plusieurs analyses d’experts défavorables à Areva.
Dans son rapport annuel d’activité de l’année 2010, le médecin du travail avait noté que « depuis quelques années, les sollicitations augmentent dans le domaine de la santé mentale. Pour ce qui me concerne, cela s’est accru de façon très nette en 2010 avec les répercussions liées à la démarche d’externalisation (…) : de nombreux salariés ont exprimé de l’anxiété, du stress, des troubles du sommeil, des troubles psychologiques allant jusqu’à la dépression pour quelques salariés ».
Un cabinet spécialisé, intervenu à la demande de la direction, avait pu écrire dans son rapport d’avril 2011 que 38,78 % (sic) des personnels de la direction concernée étaient en situation d’hyper stress.
Le 21 janvier 2011, une pétition avait fait état de l’inquiétude des personnels. Les signataires précisaient : « notre état actuel, tant physique que psychique, ne nous permet pas de travailler avec toute la sérénité nécessaire à l’exercice de nos activités. Il nous sera difficile, voire impossible de transmettre nos savoirs afin d’assurer un niveau de sécurité et de sûreté dont l’établissement a besoin ».
En mars 2011, la Direccte avait pris acte du projet en indiquant qu’elle ne l’avalisait pas et en précisant « que selon elle, les risques psychosociaux avaient été accrus ».
Puis le tribunal a envisagé la démarche engagée par Areva. Le retrait progressif des salariés d’Areva mis à disposition du GIE, était programmé de telle sorte que « les opérateurs perdant leur activité soient sereins sur leur future affectation ». Mais, un accord collectif n’a été conclu en avril 2011, qu’après que des entretiens individuels aient permis à l’employeur de recueillir « les souhaits professionnels des salariés ».
Le tribunal en a conclu que les modalités de mise en oeuvre de l’opération d’externalisation « ont généré des risques psycho-sociaux ». Il a ajouté que ceux-ci « ont vocation, au surplus, à s’accroître au cours de la mise en oeuvre effective de l’externalisation dès lors (…) que ces salariés fragilisés vont devoir en plus de leur tâche habituelle former les salariés de la société » adjudicataire du marché.
S’appuyant sur les analyses d’un autre cabinet expert, le tribunal entre alors dans des considérations de pur fait sur les risques, aux termes desquelles il envisage la question du risque industriel et technique.


Sur la fragilisation de la maîtrise des risques

Le tribunal relève tout d’abord que selon un document interne de la société pressentie, celle-ci « ne réalise que 13 % de son chiffre d’affaires dans les utilités industrielles et 1 % dans la maintenance industrielle ». Il s’étonne de ce choix en observant « que généralement, l’externalisation a pour objet de transférer une activité à une entreprise qui dispose dans le secteur transféré d’un savoir faire technique (…) que tel n’est pas le cas puisque c’est Areva qui va assurer en partie la formation du personnel » de la société.
Le processus de formation est structuré en trois temps :

• 1 mois pour l’intégration ;
• 3 mois pour la formation spécifique aux installations ;
• 5 mois de compagnonnage.

Le tribunal fait état d’une note très critique d’un ancien responsable de production de l’établissement, en considérant « que l’avis d’un homme d’expérience et de terrain et qui est resté actif dans ce domaine par sa participation à la commission locale d’information, n’est pas dénué de tout intérêt ». Or celui-ci indique que le temps de formation des agents, compte tenu des exigences de polyvalence, serait de 4 à 5 ans et celui d’un chef de quart de 7 à 10 ans.
Ces observations sont rejointes par celles d’un autre expert qui considère dans son rapport que « le dispositif de transfert de compétences envisagé ne permet pas de maintenir le niveau des compétences individuelles et collectives des équipes actuelles ».
Areva tentera en vain de s’opposer à ces analyses en faisant notamment valoir que le plus grand nombre des agents concernés n’a que moins de 5 ans d’ancienneté dans sa fonction. Mais son argument est écarté dès lors qu’il est établi qu’ils sont tous des agents anciens et expérimentés du site.
La faiblesse des arguments invoqués par Areva est plus encore patente lorsqu’elle invoque l’incompréhension des questions de sécurité par ses salariés et son souci d’y mettre fin en procédant à cette externalisation !
Visant à donner de la légitimité à cette dernière, elle n’hésite pas à affirmer que les futurs salariés de la société prestataire seront recrutés à des niveaux de formation et de diplôme supérieurs à ceux des actuels opérateurs. La contre productivité de ces moyens de défense est si évidente que le tribunal n’hésite pas à s’en étonner.
Dubitatif sur la qualité de la pensée de l’industriel, il lui est alors aisé de

– relever que le retrait progressif ne permettra pas au compagnonnage d’être exercé dans de bonnes conditions ;
– – et de poser la question du « maintien en interne des compétences nécessaires pour contrôler efficacement les activités du prestataire et pour pouvoir le remplacer au cas où il ne remplirait pas correctement ses obligations contractuelles ».

Au terme de son analyse, le tribunal, souligne que le conflit consubstantiel d’intérêts entre le donneur d’ordre et le prestataire fragilise la maîtrise des risques.
En conclusion, le tribunal annule les mises à disposition de personnels Areva au profit du GIE créé avec la société Dalkia et il interdit à Areva de poursuivre la mise en oeuvre de l’externalisation.

 

Observations,
par Hubert Seillan, Docteur d'Etat en droit et Directeur de Préventique


Quand le droit est malmené, le juge est libre

L’intérêt de ce jugement ne se trouve pas seulement dans la mise en tutelle progressive des chefs d’entreprise par le pouvoir judiciaire. Prolongeant l’arrêt dit Snecma de 2008, cette décision confirme ce nouveau pouvoir d’appréciation que la Cour de cassation a octroyé aux juges, sur la gestion de la sécurité dans les entreprises. Nos observations sur ce point pourraient être reprises intégralement.
Nous restons très sceptiques sur la productivité de la démarche d’interdiction d’un tribunal, au nom de ce principe supérieur que la liberté est le fondement de la responsabilité. Nous ajouterons que nous doutons que le système judiciaire ait les compétences suffisantes pour apprécier la qualité d’une organisation de sécurité autrement qu’au plan de sa conformité à une règle. Mais il est vrai que la « jurisprudence législative » avance généralement sur des affaires caricaturales. Il en était déjà ainsi dans l’arrêt Snecma, de même que dans les affaires de l’amiante qui ont permis à la Cour de cassation de qualifier l’obligation de sécurité du chef d’entreprise d’obligation contractuelle de sécurité de résultat, en février 2002. Ce contentieux offrait sans doute de nombreuses opportunités pour que le juge confirme la jurisprudence Snecma. Qu’une entreprise industrielle envisage, sur un site lui appartenant, de confier, la gestion de certaines de ses activités à une autre entreprise, est toutefois aujourd’hui une affaire banale parce que très répandue. La sous-traitance est devenue une pratique courante dans l’industrie. Elle est cependant critiquée pour ses conséquences sociales et pour les risques qui y sont associés. Les syndicats ont tous du mal à l’accepter parce qu’ils observent qu’elle est fondée sur des inégalités de statut et qu’elle aggrave les risques. Les autorités administratives de contrôle sont également très critiques pour les mêmes raisons. Cependant, le recours à des entreprises dites extérieures se développe le plus souvent dans le silence. De sorte que cette affaire est exceptionnelle.


Une affaire de portée exceptionnelle

Elle est exceptionnelle par ses protagonistes, Areva et Veolia, société mère de la société prestataire. Elle l’est également par l’objet du contrat. Le contrat d’entreprise qui encadre les relations de sous-traitance, n’était pas adapté aux relations qu’Areva souhaitait avoir avec le groupe Veolia et sa filiale Dalkia. Ne souhaitant plus continuer à exploiter ses activités portant sur l’énergie et les fluides, l’entreprise nucléaire avait formé le projet de les confier à Dalkia. Le jugement ne donne pas de précision sur le projet de contrat, notamment quant à la propriété de certains équipements, au droit de garde, ou encore aux conditions financières.
Mais il est fréquent que ce type de montage contractuel conduise à un transfert de la fonction d’exploitant. Devenant le fournisseur d’énergies et de fluides, le prestataire devient un vendeur. Le contrat d’entreprise qui encadre les relations dites de sous-traitance, s’efface alors derrière le contrat de vente. C’est ce qui explique que dans un premier temps un GIE ait été constitué, de façon à faciliter le transfert des responsabilités de gestion mais cette gestion partagée, ne pouvait être qu’une solution intermédiaire, car les grands groupes qui comme Veolia se sont spécialisés dans la gestion des logistiques énergétiques et des réseaux, interviennent généralement en termes de gestion clés en main.
Ce type de convention ne correspond donc pas à une démarche de sous-traitance, ce qu’ont bien perçu le syndicat et le tribunal. Au 1er janvier 2014, un véritable transfert de souveraineté devait être effectué au profit de Dalkia. Cette société serait devenue exploitante d’un certain nombre d’équipements, à l’intérieur du site nucléaire exploité par Areva.
Cette situation n’est cependant pas rare. On la retrouve sur de très nombreux sites industriels.
L’entreprise change, se structure sur des projets et grâce à des conventions de natures diverses, société, GIE, mandat, vente, location, entreprise.


L’obligation de sécurité de résultat, une arme redoutable ?

De nouvelles organisations apparaissent, avec de nouvelles fonctions, des liens horizontaux et des coordinations. Mais lorsqu’ils sont trop soudains ces changements peuvent altérer les capacités gestionnaires et même devenir des sources de dangers. Et comme ils sont en outre mal acceptés par les salariés, les syndicats et les services de l’inspection du travail, ils ouvrent la porte à de multiples conflits. Le recours à la jurisprudence sur l’obligation de sécurité de résultat a permis d’engager avec succès une démarche d’annulation. C’est une arme redoutable qui est ainsi donnée aux partenaires sociaux et aux représentants du personnel. Elle leur permet de soutenir que toute décision qui donne naissance à une situation de danger ou qui affaiblit les moyens de prévention caractérise l’inobservation de l’obligation de résultat de l’employeur et qu’elle est illégitime.
Les dirigeants doivent prendre la mesure des risques qu’ils encourent toutes les fois qu’ils s’engagent dans une démarche de restructuration. La maîtrise des risques passe par une préparation sérieuse du projet, par le partage d’objectifs clairs avec les personnels et leurs représentants et par des garanties sociales. Cette affaire illustre à la fois l’importance et la difficulté du processus.
Si, comme nous le regrettions dans notre commentaire précité, la montée en puissance du judiciaire dans tous les aspects de la vie sociale et professionnelle est devenue un fait avéré, sur lequel il n’est plus utile de s’étendre, il nous semble nécessaire d’en approfondir les raisons. Ce contentieux s’offre à nous comme une opportunité.
Il nous conduit à constater tout d’abord que l’annulation de la décision n’est pas fondée sur l’inobservation grossière d’une loi ou d’un règlement mais sur le principe jurisprudentiel de l’obligation contractuelle de sécurité de résultat. Il nous permet d’observer ensuite que ce principe juridique qui domine la cohorte des règles et leur donne du sens, a été singulièrement ignoré dans le processus de la décision d’externalisation. Il nous autorise enfin à dire que le principe de responsabilité demandait de réfléchir à quelques questions de portée générale comme celles-ci :

- Les enjeux économiques et sociaux qu’une entreprise a la responsabilité de maîtriser lui accordent-ils la liberté du charbonnier ?
- La finalité d’une entreprise se confond-elle avec son intérêt privé ?
- L’association capital-travail est-elle compatible avec le capitalisme ?
- Quelles sont les pratiques qu’appelle une gestion participative par objectifs ?

Derrière chacune de ces questions, le droit est en embuscade. Face à la carence de la loi, bavarde et trop souvent inutile, le juge s’est octroyé depuis plus d’un siècle la fonction de lui donner vie en en rappelant les exigences essentielles.
Quand le droit est malmené, le juge apparaît, singulièrement libre.

Hubert Seillan

Pour en savoir plus sur la question de l’externalisation
Hubert Seillan Les risques de la sous-traitance, éd. Préventique , 3e éd. 2009
http://www.preventique.org/Livres/risques-de-la-sous-traitance

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