La santé au travail peut-elle contribuer à la refonte d’un système de santé au bord de la rupture ?

ORGANISATION DE LA PREVENTION || Médecine du travail - santé publique
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26/01/2023

"Prendre le sujet de santé à bras le corps". Un article par Jean-Paul Thonier, expert en santé au travail.


Malgré la persistance d’une pandémie qui a fait de très nombreuses victimes à la surface du globe, qui a paralysé de façon récurrente la vie et l’économie d’une grande partie la planète et qui a fait fonction de révélateur en projetant une lumière crue sur les faiblesses de notre système de santé, on a peiné à ressentir au cours des nombreux débats qui ont émaillé la longue période électorale de 2022 un enthousiasme spontané des candidats, à l’idée de prendre le sujet de la santé à bras le corps !

Et quand, contraints et forcés par l’éventuelle perspective d’avoir à gouverner, certains d’entre-eux ont tout-de-même fini par s’y résoudre, il nous a été donné d’assister à un festival de mesures éparses qui tentaient de répondre à l’urgence, sans vision globale ni systémique, confondant par précipitation, réflexe ou inculture la santé avec un grand « S » et l’offre de soins, l’objectif et les moyens, vieux réflexe nourri par des décennies d’approche parcellaire teintée de corporatisme.

Il s'agit là un biais intellectuel assez courant, caractéristique de notre mode de pensée hexagonal, jadis diagnostiqué par le sociologue par Michel Crozier, et qui continue malheureusement de caractériser notre approche de nombreux sujets :

"se précipiter vers la solution sans avoir pris le temps de poser le problème"

C'est tout particulièrement pénalisant et inefficace pour ce qui concerne le domaine de la santé, système complexe au sein duquel d'innombrables parties prenantes interviennent avec des logiques antagonistes, un champ de vision le plus souvent restreint à leur spécialité ou domaine, animées de visées fréquemment catégorielles.

Face aux problèmes et aux revendications qui surgissent à intervalle régulier, les gouvernements ont pris l’habitude de jouer au pompier - au SAMU…-, traitent les questions en silo - l'hôpital, la médecine de ville, les ARS, le "trou de la sécu", les infirmiers, les kinés, les labos, … - sans jamais aborder le problème dans son ensemble...et son abyssale immensité : de l’aspirine pour soigner le cancer !

Comment s'étonner dès lors de la saturation des hôpitaux publics, de l'afflux vers leurs services d’urgences quand, après avoir imposé la règle saugrenue des 35 heures à des structures déjà passablement engorgées et contraintes par un empilement rigide de statuts catégoriels, on s'est systématiquement acharné par idéologie à orienter vers elles des flux qui auraient naturellement du et pu, pour une part significative, être pris en charge par d'autres structures plus souples, mobiles et proches du terrain ? ...une parfaite illustration contemporaine de la célèbre phrase prêtée à Bossuet :

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » 

Si l'on veut durablement affronter et résoudre la question socialement et politiquement majeure, voire explosive, de l'effondrement du système de santé français, il faut savoir se donner du temps, ce qui peut sembler paradoxal en situation de crise, adopter une vision panoramique et inverser le paradigme actuel : raisonner en termes de santé globale tout au long de la vie et non plus seulement en termes de soins et d’offre de soins, comme on l’a fait jusqu'à présent.

C'est dans cette perspective qu'a été publié fin 2021 un important ouvrage collectif rédigé par « l'Institut Santé », qui propose une refonte en profondeur de notre système de santé, sur la base de principes fondateurs clairs :

  • La priorité donnée à la santé globale et à la prévention, parent pauvre du système de santé
  • La responsabilisation de l'individu sur sa santé, afin qu'il en soit le pilote averti plutôt que le consommateur passif de soins
  • L’organisation le maillage de l'offre de santé au plus près des besoins des territoires, dans un continuum coordonné qui part de la petite enfance jusqu'au grand âge, à partir des besoins de la population et non plus à partir de l'offre de soins disponible
  • La démocratisation et la débureaucratisation de la gouvernance à tous les niveaux
  • Le réaménagement du financement en clarifiant le rôle des différents intervenants
  • La volonté de faire des industries et services de santé une source de création de richesse, de développement économique et d’excellence scientifique

https://www.institut-sante.org

Il s'agit-là d'un chantier d'autant plus considérable que le système de santé français est aujourd'hui usé "jusqu'à la corde", du fait des politiques technocratiques conduites par les gouvernements successifs, au gré de l'influence des corporatismes et des matrices idéologiques.

Dans ce schéma orienté sur la prévention, la santé au travail est en mesure de jouer un rôle d’acteur opérationnel central déterminant.

Elle dispose pour ce faire d’un ensemble d’atouts uniques parmi l’ensemble des acteurs du système de santé :

  • Elle est susceptible d’accompagner l’ensemble de la population active du pays sur le très long terme, plus de 40 ans, de son entrée dans le monde du travail à son départ en retraite
  • Elle dispose d’ores-et-déjà d’un réseau extrêmement dense, qui quadrille avec une forte granularité l’ensemble du territoire, au point de constituer, dans certains déserts médicaux, le premier point d’accès au système de santé
  • Elle ne nécessite pas ou peu de financements complémentaires, sinon de façon marginale, dans la mesure où les entreprises en assurent déjà la quasi-totalité, pour un montant annuel qui peut être considéré comme faible (1,5 milliard d’euros de cotisations annuelles versées aux services de santé au travail)

Ces immenses atouts ont été systématiquement gâchés, au-delà des corporatismes qui s’exercent sans retenue dans un secteur dépourvu de réel pilotage, par une absence récurrente de vision stratégique conjuguée à un enchevêtrement complexe d’acteurs redondants. 

Ils méritent d’être enfin mobilisés au service d’une politique de prévention effective de terrain. 

Cette évolution tant retardée repose sur la volonté politique de surmonter les corporatismes et les rigidités administratives, afin de désenclaver, de « déghettoïser » la santé au travail pour l’intégrer pleinement au sein du système de santé global, comme acteur de premier plan mis au service des priorités définies par les pouvoirs publics en matière :

De prévention, de dépistage, de maintien en emploi et de veille sanitaire

La santé au travail recèle de très fortes potentialités qui peuvent être résumée en une équation simple, mais ambitieuse :

Santé des salariés = santé des citoyens = performance des entreprises 

    = performance collective du pays

Un certain nombre d’indices convergents laissent penser que la situation est en mesure de se débloquer : la création d’un ministère de la santé et de la prévention au sein du gouvernement Borne ; la loi du 2 août 2021 portant réforme de la santé au travail, qui aménage de façon encore timide un certain nombre de ponts entre santé au travail et santé publique; la réforme des retraites et la nécessité subséquente de maintenir les salariés en bonne santé et, plus globalement, une prise de conscience relativement soudaine par la plupart des acteurs de la nécessité de raisonner en termes de santé globale, souvent exprimée sous le vocable à la mode de « One Health », qui fleurit actuellement dans les colloques.

Rêvons un peu…rêvons à un temps – proche ? -  où la santé et la médecine du travail seront devenues la santé et la médecine de la vie active, intégrant en termes de prévention, de dépistage et d’accompagnement les différentes dimensions de notre santé : personnelle, professionnelle et environnementale.