Sur le plan sémantique, la jurisprudence n’a pas choisi de basculer sur une obligation de moyens renforcés, mais d’employer le terme d'obligation de sécurité et de protection de la santé au sens d’une obligation de prévention des risques professionnels.

Le respect de cette obligation est apprécié d’après une grille de lecture fondée sur les articles L4121-1 et 2 du Code du travail, qui définissent les contours de l’obligation générale de sécurité et les principes généraux de prévention.

Il s'agit d'une évolution majeure qui déplace toute l'analyse sur le terrain probatoire, et pose la question de l'office du juge pour l'appréciation des manquements.

Il est essentiel pour l’entreprise de bien intégrer les implications de ce changement.

L'employeur peut échapper à sa responsabilité, à charge pour lui d'établir qu'il a mis en œuvre de manière effective toutes les mesures adéquates pour prévenir les risques et assurer une protection effective de ses travailleurs.

À charge pour le juge de prendre en considération l'offre de preuves présenté par l'employeur, sans pouvoir désormais prononcer une condamnation automatique, ce qui était souvent le cas sous l’empire de l’obligation dite de résultat.

La Cour de cassation exprime de manière très nette sa vigilance sur ce point :

« Vu les articles L4121-1 et L4121-2 du code du travail (…) ;
Attendu que ne méconnaît pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés ;
Attendu que, pour condamner la société (…), les arrêts retiennent que les demandeurs justifient par les pièces qu'ils produisent, d'une exposition au risque (…) et que, l'exposition des salariés à l'amiante étant acquise, le manquement de la société à son obligation de sécurité de résultat se trouve, par là même, établi, et sa responsabilité engagée, au titre des conséquences dommageables que les salariés invoquent du fait de cette inhalation, sans que la société puisse être admise à s'exonérer de sa responsabilité par la preuve des mesures qu'elle prétend avoir mises en œuvre ;
Qu'en statuant ainsi, en refusant d'examiner les éléments de preuve des mesures que la société prétendait avoir mises en oeuvre, la cour d'appel a violé les textes susvisés (…) »

(Cass. Assemblée Plénière 5 avril 2019, n° 18-17442 à 18-17461)

Dans le même sens plus récemment : « (…) En se déterminant ainsi, sans examiner les mesures que l'employeur soutenait avoir mises en oeuvre conformément aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision »

(Cass. Soc. 3 juillet 2024, n° 23-13865)

Il s'agit là d'un un rééquilibrage bienvenu du point de vue des droits de la défense, à condition pour l’entreprise d’être en mesure de documenter sa démarche de prévention conformément à la grille de lecture attendue, qui doit servir de boussole au quotidien dans le pilotage de la prévention.

Cette situation est à la fois cohérente au regard des principes généraux de prévention qui structurent la démarche, et du principe général selon lequel la charge de la preuve incombe au demandeur (C. Civ. art. 1353 et CPC art. 9)

La jurisprudence vient toutefois tempérer les choses en énonçant le principe suivant :
« Vu les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail (…) Il résulte de ces textes que lorsque le salarié invoque un manquement de l'employeur aux règles de prévention et de sécurité à l'origine de l'accident du travail dont il a été victime, il appartient à l'employeur de justifier avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail. »

(Cass. Soc. 3 juillet 2024, n° 23-13865, précité)

Partant de là, une nouvelle tendance jurisprudentielle se dessine pour consacrer un partage de la charge de la preuve dans le contentieux du travail sur l'obligation de sécurité.

Plusieurs décisions récentes ont ainsi consacré la solution selon laquelle le juge ne peut débouter le salarié de ses demandes indemnitaires en lui reprochant de ne pas établir la réalité des manquements de l'employeur à son obligation de sécurité et de protection de la santé, sous peine d'inverser la charge de la preuve.

Illustrations :

  • En matière d’indemnisation pour non-fourniture d’EPI : « (…) 7. Pour rejeter la demande en dommages-intérêts du salarié pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, l'arrêt retient que s'agissant du non respect de l'obligation de sécurité, le salarié reproche à l'employeur de ne pas lui avoir fourni de chaussures de sécurité alors qu' à plusieurs reprises ce dernier lui a fait le reproche de ne pas en porter, que dans ses conclusions, le salarié précise que le catalogue des chaussures litigieuses ne lui aurait pas été soumis comme aux autres salariés, alors qu'il n'établit pas avoir fait la moindre demande en ce sens.
    8. En statuant ainsi, alors qu'il appartenait à l'employeur de démontrer qu'il avait pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé du salarié, la cour d'appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés. »

    (Cass. Soc. 4 novembre 2021, n° 20-15418)
  • En matière de résiliation judiciaire suite à un AT : « Vu l'article 1353 du code civil, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, dans leur version antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 :
    10. Il résulte de ces textes que lorsque le salarié invoque un manquement de l'employeur aux règles de prévention et de sécurité à l'origine de l'accident du travail dont il a été victime, il appartient à l'employeur de justifier avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
    11. Pour débouter le salarié de sa demande de résiliation judiciaire pour manquement à l'obligation de sécurité, l'arrêt retient que l'intéressé justifie avoir été hospitalisé le 28 février 2018 en raison d'une plaie pulpaire au troisième rayon de la main gauche, puis avoir été en arrêt de travail du 1er au 25 mars 2018, qu'il n'explique pas les circonstances dans lesquelles il a été blessé sur son lieu de travail et que c'est de manière totalement inopérante qu'il met en avant qu'il revient à l'employeur de prouver qu'il a satisfait à son obligation de sécurité puisqu'au contraire, c'est à lui, qui sollicite la résiliation de son contrat de travail, de démontrer la réalité des manquements qu'il invoque.
    12. Qu'en statuant ainsi, alors qu'il appartenait à l'employeur de démontrer qu'il avait pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé du salarié, la cour d'appel, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés. »

    (Cass. Soc. 28 février 2024, n° 22-15624)
  • Plus récemment encore, en matière d’indemnisation pour exécution déloyale du contrat du fait d’avoir été amené à conduire un engin sans CACES : « Vu les articles L. 4121-1, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017, et L. 4121-2, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, du code du travail :
    7. Il résulte de ces dispositions que l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs et qu'il ne méconnaît pas cette obligation légale s'il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés.
    8. Pour débouter le salarié de ses demandes de dommages-intérêts au titre de l'obligation de sécurité et pour exécution déloyale du contrat de travail, l'arrêt, qui relève que plusieurs personnes avaient vu le salarié conduire des engins nécessitant une certification, retient que les attestations produites étaient très imprécises et ne démontraient aucunement que le salarié avait reçu I'ordre ou a minima I'autorisation de son employeur de conduire des engins, qu'il n'y avait aucune obligation pour ce dernier de conduire ces engins alors que plusieurs ouvriers dans l'entreprise, travaillant sur les mêmes chantiers que le salarié, étaient titulaires du CACES, qu'il avait suivi plusieurs formations autour de la sécurité tendant à démontrer qu'il pouvait bénéficier d'une formation continue au sein de cette entreprise, et que l'employeur n'avait aucune raison de prendre le risque de lui faire conduire des engins sans certification.
    9. En statuant ainsi, par des motifs impropres à établir que l'employeur avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé du salarié, la cour d'appel a violé les textes susvisés. »

    (Cass. Soc. 16 octobre 2024, n° 23-16411)

 

La jurisprudence en droit du travail construit ainsi un régime probatoire, qui se rapproche sans le dire de celui institué par le Code du travail en matière de harcèlement ou de discrimination, qui opère le partage suivant :

  1. Il appartient au salarié de présenter des éléments de fait qui, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement ;
  2. A partir de là, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement ou d’une discrimination et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ou discrimination ;
  3. Sur ces bases, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.s

 
En matière d’obligation de sécurité, le fonctionnement probatoire est similaire : dès lors que le salarié « invoque un manquement de l'employeur aux règles de prévention et de sécurité » (ce qui semble très peu contraignant), la charge de la preuve se déplace sur l’employeur, qui doit alors justifier avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 et 2 du Code du travail.
Dans la mesure où le salarié doit prouver a minima ses prétentions, on ne saurait se satisfaire qu’il puisse suffire de simplement alléguer un manquement pour renverser la charge de la preuve. Cela doit être a minima étayé par des éléments factuels.

Quoi qu’il en soit, l’entreprise ne peut faire l’économie d’agir en prévention, et ce faisant, de veiller à bien tracer ses actions.