Quel constat vous a poussé à vous intéresser à la
question du sens du travail ?
Thomas Coutrot et moi-même travaillons sur un certain nombre de
thématiques de recherche liées au travail depuis plusieurs
années. Nous avons constaté que cette dimension de sens du
travail n’était pas réellement prise en charge dans les études,
et notamment dans les études économiques sur les conditions de
travail. Or, il nous semblait que de nombreux salariés
exprimaient cette perte de sens au travail, notamment dans les
grandes entreprises, qui sont soumises à des restructurations
permanentes et des changements organisationnels récurrents. Nous
avons donc souhaité documenter ce sujet.
Quelles méthodes avez-vous employées ? Pour quels
résultats ?
La première des difficultés a été de conceptualiser le « sens du
travail ». Nous sommes tous les deux économistes, mais notre
discipline a toujours montré peu d’intérêt pour l’activité de
travail elle-même. Nous nous sommes donc tournés vers d’autres
champs disciplinaires, et notamment vers la psychodynamique du
travail. Une partie de notre document de travail consiste donc à
faire état de ce cheminement dans la conceptualisation. Nous
avons finalement retenu trois dimensions du sens du travail : un
travail qui a du sens permet d’agir sur le monde en se sentant
utile aux autres (finalité du travail), sans violer ses valeurs
morales et professionnelles (conflits éthiques), en développant
ses habiletés et sa créativité (capacité de changement).
En termes de méthode, nous avons utilisé l’enquête Conditions de
travail 2013 et Conditions de travail – Risques psychosociaux
2016. A partir des réponses à trois ensembles de questions (pour
chacune des dimensions du sens précédemment citées), nous avons
construit un score individuel de sens du travail. Nous avons
ensuite recherché l’effet propre du sens du travail sur trois
principaux phénomènes qui sont la mobilité professionnelle, la
prise de parole collective (et notamment l'adhésion syndicale) et
l'absentéisme, le tout en fonction des caractéristiques
socio-démographiques des salariés, mais aussi par rapport aux
risques psychosociaux auxquels ils sont exposés.
C’est à plusieurs égards un travail exploratoire, mais nous avons
constaté – à notre grande satisfaction - que ce score de sens est
statistiquement significatif pour expliquer certains
comportements sur le marché du travail. En effet, nous avons pu
montrer que, confrontés à la perte de sens du travail, les
salariés entreprenaient plus probablement une mobilité
professionnelle volontaire. Et que ce score de sens expliquait
cette mobilité au moins autant que l'intensité du travail et
davantage que les autres risques psychosociaux traditionnellement
envisagés. Trouver peu de sens à son travail conduit aussi à une
capacité accrue d’action collective sous la forme d’une adhésion
syndicale. Enfin, une perte de sens du travail accroît également
le nombre de jours d’absence pour maladie.
Comment ces constats devraient-ils évoluer ?
Nous avons vraiment le sentiment que ce phénomène de perte de
sens du travail est de plus en plus présent dans les discours des
salariés. De nombreux acteurs, dont la presse, s’en font
d’ailleurs régulièrement l’écho. Il y a sans doute un lien entre
la perte de sens au travail et la standardisation, la
codification du travail et les changements organisationnels
récurrents qui font perdre de vue aux salariés les finalités de
leur travail. Et la crise sanitaire a bien montré que cette
question des finalités du travail est aujourd’hui prégnante, à
titre individuel, mais aussi collectif (de quoi avons-nous besoin
?).
Dans nos travaux à venir, nous aimerions voir quelles sont les
conséquences de la perte du sens du travail pour les salariés qui
n’ont pas la possibilité de quitter leur emploi, pour diverses
raisons. Conséquences pour leur santé psychique, mais aussi
conséquences pour la performance des entreprises. C’est une des
nombreuses pistes à explorer.
En savoir plus
- Quand le travail perd son sens. L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie : Une analyse longitudinale avec l’enquête Conditions de travail 2013-2016, Thomas Coutrot (DARES) et Coralie Perez (Centre d'économie de la Sorbonne - Université de Paris 1)
*Coralie Perez : Conduit des travaux de recherche sur les questions de la formation des salariés, des conditions de travail et des relations professionnelles.