Comment est née la volonté d’écrire cet ouvrage collectif
« Les servitudes du bien-être » ?
Depuis 2009, l’Université de Fribourg en Suisse organise un cycle
de conférences-débat autour des questions de santé au travail. En
2018, pour la 5ème session, nous n’avions gardé aucune trace de
ces interventions. J’ai donc décidé de recontacter tous les
intervenants avec l’idée de convertir leur conférence en écrit.
Toutes les interventions tendaient vers une problématique autour
des analyses en lien avec les évolutions des organisations du
travail et de la santé. Cela a donné cet ouvrage sur les
servitudes du bien-être au travail.
En parallèle, je ressentais de plus en plus un sentiment le « ras le bol « quand je voyais les formations psychologisantes sur le « savoir-être », « comment résister au stress », « faire du mindfulness au bureau », qui pullulent en lieu et place des vraies problématiques de santé au travail.
Que reprochez-vous à ces formations ?
C’est terrible de voir qu’en 10 ans les formations sur les
savoir-faire proposées au sein des entreprises ou des services
publics, ont quasiment disparu au profit du développement
personnel mettant en avant les compétences sur l’être. Ici, au
lieu de questionner les impacts d’un certain management sur les
salariés, on fait porter la faillibilité du côté des individus.
Ces formations sont un leurre. Elles font croire aux gens qu’elles vont leur apprendre à être heureux. Mais, apprendre aux gens comment se comporter, c’est le début d’une standardisation de l’humain. Ce n’est pas possible de transformer les gens, de leur imposer des standards de savoir-être car pendant ce temps, ils ne sont plus former par exemple sur des changements de compétences professionnelles comme par exemple sur les nouvelles technologies.
Votre ouvrage montre que ces formations peuvent même
avoir un effet inverse !
Elles font croire au salarié qu’en une demi-journée, il peut
apprendre à gérer son stress, et quand il revient à son poste, il
est encore plus anxieux de ne pouvoir gérer ce stress ! Ces
formations et ces discours proposent toute une rhétorique qui
converge vers cette idée d’un bonheur fictif. Comment est-ce
qu’on peut imposer un bonheur ? Les émotions ne sont pas
prescriptibles.
Quelles sont alors les conséquences sur les salariés
?
Pendant que les entreprises « arment » les salariés avec des
outils pour s’adapter à des situations néfastes, on ne se
questionne pas sur ces conditions de travail néfastes. Ces
formations ne répondent en rien à l’organisation du travail, à la
façon de manager, à pourquoi il y a autant de problématiques de
RPS. L’imputabilité de la faute est tout le temps du côté du
salarié. Nous pouvons nous interroger autrement et se demander
pourquoi les gens sont stressés, sous pression, tendus dans leur
contexte de travail.
Quels autres aspects le livre aborde-t-il ?
L’ouvrage montre aussi comment la vie privée des salariés devient
un facteur de santé en soi. C’est in aspect nouveau qui émerge
depuis plusieurs années. Nous le voyons par exemple quand il y a
des formations ou des discours dans les entreprises qui
expliquent aux salariés que pour être en santé il faut arrêter de
fumer, faire de la méditation, dormir tant d’heures par semaine,
arrêter de boire du café, etc. ! C’est une ingérence dans la vie
privée qui convoque une forme d’hygiénisme « injonctée » aux
salariés sous prétexte que c’est ça qui pose problème dans la
santé au travail. Et cela renforce le discours sur l’idée que
c’est du domaine de la responsabilité individuelle.
Quelles solutions existent ?
Il faut décentrer le regard sur l’individu, arrêter de le
positionner comme la seule réponse à la problématique de la santé
au travail. Il faut réinterroger la manière de penser le travail,
montrer comment actuellement, tous les outils pour penser le
travail, la déconnexion entre le réel et le prescrit, sont en
train de poser problème.
En outre, les relations en entreprise sont de plus en plus aseptisées. Il faut rétablir la conflictualité. La conflictualité c’est ce qui fait avancer le travail. Des petits conflits au quotidien – se dire pourquoi on n’est pas d’accord, pourquoi on a bien agi, mal agi – permettent d’enrichir le travail, d’amener une qualité au travail et de trouver des satisfactions au travail. Mais nous sommes en train d’annihiler totalement ces aspects-là en interdisant la conflictualité, en proposant des formations sur la gestion des émotions ou en supprimant les espaces collectifs. Nous avons de moins en moins d’espaces où les collectifs peuvent se constituer. Or l’échange collectif, le débat et la confrontation des points de vue permettent de tenir au travail. Nous avons besoin de l’interaction, de la reconnaissance de l’autre. Le collectif est un facteur protecteur de santé au travail.
Enfin, la santé est une variable de performance. Il faut
démontrer aux entreprises que la santé doit être internalisée. Un
salarié qui renoue avec la satisfaction au travail, qui retrouve
du sens à son travail c’est quelque chose de positif pour
l’entreprise d’un point de vue économique. Il y a tout intérêt à
réintégrer cette santé au travail, la penser comme une variable
positive.