Des voix s’élèvent contre le lean
Entre un lean idéal où les processus de préparation, contrôle,
production et développement sont simplifiés et où les résultats
attendus sont :
• Facilité de gestion
• Réduction des délais
• Amélioration de la qualité des produits
• Motivation plus importante
• Plus grande autonomie
• Participation plus importante
• Réduction des prix de revient
• Considération mutuelle
Les dérives seraient nombreuses et le lean de plus en plus
controversé.
Une démarche participative biaisée
Selon certains experts, le lean ne tiendrait pas ses
promesses,concernant l'écoute des salariés, la prise en compte de
leurs difficultés et leur participation à l'élaboration d'un
travail de qualité.
Tout d'abord, parce qu'il reposerait sur une vision réductrice du
travail humain, où les salariés ne font qu'exécuter les
procédures et tâches qui leur sont prescrites. Dès lors, seuls
ces standards pourraient être discutés. Ce serait oublier que
l'activité de travail consiste justement à gérer ce que
l'organisation du travail n'a pas anticipé, à développer dans
l'instant d'autres standards.
Ce travail réel ne pourrait être mis en discussion, car il transgresserait les règles imposées par le lean. Les salariés gèreraient donc les aléas sans le dire, en prenant sur leurs ressources individuelles. Le lean restreindrait également leurs marges de manoeuvre pour y faire face, en supprimant les temps morts, avec un risque d'atteintes physiques à la clé.
La qualité du travail défendue par le lean, à savoir le meilleur produit au meilleur coût, ne répondrait pas aux multiples critères développés par les salariés, qui y intègrent le respect du client, le souci de l'environnement… Le cadre contraint de discussion prescrit par le lean ne permettrait pas d'en débattre. A défaut de pouvoir peser sur l'évolution du travail, les salariés la subiraient, psychiquement.
Un impact négatif sur les conditions
de travail
La mise en place du lean se traduirait par une montée des risques
psychosociaux et des troubles musculo-squelettiques.
Philippe Rouzaud, consultant au cabinet Secafi et auteur du livre
« Le lean tisse sa toile et vous entoure » (L’Harmattan)
s’inquiète des dérives de la méthode sur le terrain : «
l’intensification des rythmes de travail, la suppression des
moments d’échanges et des déplacements jugés inutiles aboutissent
à un délitement du lien social. Par ailleurs, la quantification
de toutes les tâches vide de sens le travail, ce qui est
désastreux pour l’image de soi et la santé mentale des salariés.
»
Bien ou mal appliquée, la méthode Lean n’est pourtant jamais sans
conséquences sur la santé.
C’est ce que révélait déjà en 2006 une étude du Centre d’étude de
l’emploi sur l’impact des formes d’organisations du travail sur
la santé, menée par le socio-économiste Antoine Valeyre.
Dans cette étude, 66 % des salariés en lean production se
déclarent être exposés à des atteintes liées à la santé au
travail (contre 53% dans les organisations dites « apprenantes »
qui privilégient l’autonomie et la prise d’initiative) et 32,6%
souffrent du stress (28,5% dans les organisations apprenantes et
20,8% dans les structures « tayloriennes »).
L'étude de la DARES publiée en septembre 2011 innove en proposant
une interprétation conjointe de l’influence de ces nouveaux
dispositifs sur le risque d’accidents du travail - ou de troubles
musculo-squelettiques - et la productivité de l’entreprise. Ceci
afin d'évaluer notamment si une éventuelle augmentation du risque
provient ou non d’une hausse de l’intensité du travail.
L’étude montre ainsi que l’obtention de la certification qualité
ISO 9001 s’accompagne en moyenne d’une diminution des accidents
du travail et d’une hausse de la productivité, dans les
entreprises de 200 salariés ou plus, mais pas dans les plus
petites.
En revanche, le risque d’accidents du travail augmente en moyenne
suite à la mise en place de procédures de labellisation, qui
supposent le respect de critères précis, notamment de qualité, du
produit ou service mis en vente, et à l’entrée dans un réseau
(d’enseignes, franchises...). Pour les auteurs, cette progression
a pour origine les changements dans les méthodes et les exigences
du travail auxquels les salariés éprouvent du mal à s’adapter,
ainsi qu'à une augmentation de l’intensité du travail.
La mise en place de l’analyse fonctionnelle est en moyenne
associée à une baisse du risque d’accidents et de la
productivité. Très probablement parce que ce dispositif améliore
la sécurité au prix d’un coût de mise en place qui freine à court
terme la productivité.
Sur le terrain, experts CHSCT, ergonomes et syndicalistes
constatent pour leur part une faible prise en compte des
questions de santé au travail, une rationalisation du temps de
travail et des tâches qui n'a rien à envier au taylorisme et un
accroissement des troubles musculo-squelettiques ou
psychosociaux. Au Japon, dans les usines Toyota, des salariés
meurent d'épuisement cardiaque ou se suicident du fait du "
surtravail ".
Ce bilan fait l'objet d'une véritable controverse entre
directions et syndicats, mais aussi entre syndicats et entre
ergonomes, certains voulant croire aux promesses du lean.
La justice reconnaît l'influence du
lean management sur les conditions de travail
Le 6 janvier 2012, le tribunal de grande instance de Nanterre a
débouté de sa demande la direction de l’entité Capgemini qui
assignait en référé le CHSCT.
A l’origine, la direction de cette structure contestait le
souhait du CHSCT de faire appel à une expertise extérieure pour
se prononcer sur la méthode de lean management déployée au sein
de la SSII. Selon le procès-verbal de la décision, la direction
estime que « les conditions du recours à l’expertise ne sont
pas réunies » car « le projet de déploiement d’une
méthode d’amélioration du travail ne constitue pas un chantier
important modifiant les conditions de travail, de santé et de
sécurité des collaborateurs » et « qu’aucun risque grave
(pour les employés – NDLR) n’est établi ».
Au final, le tribunal de grande instance a estimé, au contraire, que c’était à bon droit que le CHSCT avait décidé de recourir à une expertise extérieure. Difficile de mesurer, pour l’instant, les répercussions de cette décision. C’est en tout cas la première fois que la justice valide le fait qu’un projet d’organisation tel que le lean management puisse avoir une influence sur les conditions de travail des salariés. En revanche, c’est la seconde fois qu’un tribunal appuie une instance représentative du personnel sur le sujet. Le 18 février 2011, le tribunal de grande instance de Pontoise avait suspendu la mise en place du projet lean chez Atos Intégration, au motif que la direction n’avait pas respecté les procédures de consultation. Le comité d’entreprise d’Atos évoquant, à l’époque, une « tentative de passage en force ».
Que faire pour limiter les dégâts du
lean ?
La capacité d'attraction du lean et de ses promesses, tant auprès
des directions que des salariés, rend plus difficile sa remise en
question. Les représentants du personnel ne peuvent donc s'en
tenir à une simple dénonciation.
La question du contenu du travail et de ses finalités doit être
discutée, dans des espaces différents de ceux proposés par le
lean et déconnectés de ses impératifs productifs, afin que les
salariés puissent élaborer et défendre collectivement leur propre
vision de l'activité sur la base de leur expérience. Cela
permettrait de rééquilibrer le débat sur le travail et ses
évolutions souhaitables entre les opérateurs et le management.
Il est aussi nécessaire que le comité d'hygiène, de sécurité et
des conditions de travail (CHSCT) puisse jouer son rôle et
exercer son droit d'expertise sur la mise en place
d'organisations en lean, pour mettre en débat leurs effets
potentiels sur la santé des salariés.
Il serait également souhaitable que les acteurs de la prévention,
médecins du travail ou ergonomes, soient correctement informés
des projets lean et associés en amont de leur mise en oeuvre,
afin d'éviter une dégradation des conditions de travail.
Chez Toyota, au Japon, la mobilisation conjointe de syndicalistes, de médecins et d'avocats extérieurs à l'entreprise a permis d'obtenir l'indemnisation des victimes du surtravail.