Pourquoi avoir créé le dispositif APESA ?
Je suis greffier d’un tribunal de commerce. Un greffier a
plusieurs fonctions. Tout d’abord, un rôle classique d’assister
aux audiences. Nous jouons aussi un rôle d’accueil des
entrepreneurs, qui viennent pour des formalités ou pour
l’ouverture de procédures collectives de traitement des
difficultés d’une entreprise. Dans ce cadre-là, je me suis rendu
compte que certains avaient à la fois des problèmes économiques
et juridiques, mais aussi des problèmes psychologiques. Ce qui
n'était pas une surprise non plus. Mais nous n’avions aucune
réponse à leur apporter. Et face à des entrepreneurs en situation
de détresse, qui envisagent pour certains le pire, nous pouvions
être particulièrement maladroits.
En avril 2012, j’ai eu l’occasion de rencontrer Jean-Luc
Douillard, psychologue clinicien spécialiste de la prévention du
suicide. Je lui ai expliqué que nous avions face à nous, dans les
tribunaux de commerce, des entrepreneurs qui incarnent aux yeux
de beaucoup la réussite, l’accomplissement de soi, mais qui
traversent pourtant des moments extrêmement difficiles et sont
amenés à avoir des idées noires. Nous avons donc travaillé
ensemble pour créer le dispositif d’aide psychologique aux
entrepreneurs en souffrance aiguë ; APESA. Ce terme « aigüe » est
important, pour bien signifier que nous ne proposons ni du
coaching, ni du soutien psychologique de confort – ce qui est
très bien par ailleurs – mais nous nous adressons vraiment à des
entrepreneurs en grande situation de détresse.
En quoi consistent vos actions au quotidien
?
L’idée principale, qui est relativement simple, c’est d’être
capable de détecter les entrepreneurs en situation de détresse,
et leur permettre d’entrer en contact avec un psychologue pour
une prise en charge. Le problème, c’est que nous sommes face à un
public qui n’a pas vraiment l’habitude de demander de l’aide, qui
ne s’y autorise pas, ou bien qui ne sait pas toujours à quoi cela
peut servir, etc.
Mais tout un écosystème gravite autour de celui-ci. Toutes les
personnes qui peuvent rencontrer un entrepreneur peuvent à ce
moment-là détecter si quelque chose ne va pas. Il peut s’agir
d’un expert-comptable, d’un membre d’une chambre de commerce,
d’un banquier, d’un assureur… Il y a un certain nombre de signes
avant-coureurs lors d’une crise suicidaire plus ou moins
prononcée ; ces personnes peuvent jouer un rôle de sentinelle. Il
ne faut pas laisser repartir quelqu’un qui tient des propos très
sombres sans s’y intéresser. Pour devenir une sentinelle et pour
être le plus à l’aise possible dans ce genre de situations, nous
organisons des formations. D’une part pour comprendre les
mécanismes d’une crise suicidaire, les formes que cela peut
prendre, les signes extérieurs, etc. Et ensuite pour savoir
comment aborder le sujet avec la personne concernée. Nous avons
l’habitude de dire que l’APESA a été créée pour « éviter que les
idées noires rencontrent les idées fausses » : notre rôle est
aussi de lutter contre tous les a priori autour de la santé
mentale, du suicide et de l’accompagnement psychologique.
Le rôle de la sentinelle, c’est de déclencher une alerte, avec
l’accord de l’entrepreneur, pour que ce dernier soit rappelé
gratuitement par un psychologue. À la suite de ce premier
échange, l’entrepreneur peut être mis en contact avec un
psychologue du réseau au plus près de son domicile. Notre réseau
compte aujourd’hui plus de 1400 psychologues, qui se relaient du
lundi au vendredi, plus de 3400 sentinelles formées et plus de
1200 opérateurs numéro vert. Depuis 2013, nous avons pris en
charge plus de 2700 personnes. Certes, ces chiffres peuvent
paraître faibles à l’échelle nationale, mais il faut bien
réaliser que derrière chaque chiffre, une vie humaine est en jeu.
Vous évoquez également sur votre site des projets
musicaux et théâtraux. Pourquoi ce choix et sous quelles formes
ces projets naissent-ils ?
Notre dispositif concerne principalement des acteurs du monde
économique. Non pas qu’ils souffrent plus que les autres, mais
c’est un public particulier, qui a besoin d’un accompagnement
spécifique. Et je trouvais que celui-ci partageait des
similarités avec le monde des artistes. Ils sont aussi des
créateurs, il y a dimension de risques chez les deux, le suivi de
projets qui peuvent s’épanouir ou bien s’effondrer… C’est
notamment pour cela que j’ai demandé à une artiste de composer un
hymne, qui montre notre solidarité.
Concernant le théâtre, ce n’est encore qu’un projet, mais cela
permettrait de montrer certaines scènes complexes de façon
ludique, de prendre un peu de recul, mais aussi de traduire
autrement la problématique du suicide.
Quel avenir pour votre dispositif ?
Ce que je constate c’est que, sans un texte obligatoire, une
action d’intérêt général se développe spontanément. Depuis la
création du dispositif APESA en 2013 au tribunal de commerce de
Saintes, nous avons été « copiés » par 83 tribunaux de commerce,
sur 141 en France. Nous venons par ailleurs de lancer récemment
APESA à Paris, ce qui démontre qu’une action non contrainte peut
aussi partir de la province et séduire la capitale.
Mais au-delà des tribunaux de commerce, l’idée finalement est de
suivre ce fil rouge, et de regarder au-delà des représentations
habituelles vis-à-vis de la souffrance psychologique. On sait
très bien que des adolescents peuvent souffrir, que des personnes
qui divorcent peuvent souffrir, que des personnes incarcérées
souffrent, mais il y a aussi tout un tas de gens qu’on ne se
représente pas habituellement qui souffrent également. Et c’est
comme cela que les catastrophes se produisent. En dehors des
tribunaux de commerce et des artisans, commerçants, et chefs
d’entreprise, il y a aussi toutes les professions libérales et
les agriculteurs. Donc nous commençons à réfléchir, sous l’égide
du ministère de la Justice, à étendre le dispositif APESA aux
tribunaux judiciaires. Ce qui va être un chantier extrêmement
important. Mais nous constatons également un fort engouement pour
les formations de sentinelles, qui attirent des professions de
plus en plus diverses.