Obligation de dépôt dématérialisé du DUERP et de ses mises à jour : où en est-on à J-3 mois ?

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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10/03/2023 - Sébastien MILLET

Pour les entreprises employant 150 salariés et plus, l’année 2023 devrait être marquée par une « petite révolution » : à compter du 1er juillet 2023 en principe, le document unique d'évaluation des risques professionnels et ses mises à jour successives devront être déposées sur un portail numérique national.


  1. Retour sur le dispositif :

A l’origine, il est le fruit du dialogue social entre les partenaires sociaux signataires de l’ANI du 9 décembre 2020 « pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail ».

L’orientation nouvelle a été d’assigner au DUERP une finalité de traçabilité collective
des risques professionnels (tout particulièrement en matière de (poly)expositions chimiques), fondée sur l’exigence d’effectivité du document unique d’évaluation des risques, comme base de toute prévention primaire.

Le postulat retenu est que cette traçabilité organisée sur 40 ans ne peut être assurée que si les versions successives du document unique sont conservées, ce qui était loin d’être le cas en pratique jusqu’à la réforme.

Sur cette base, les partenaires sociaux ont déclaré leur intention commune d’encourager la mise en oeuvre d’une version numérisée du DUERP.

Le législateur est venu par la suite transposer ce principe via la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.

Particularité (contrairement à d’autres dispositifs de portail en droit du travail - cf. passeport de prévention, TéléAccords, index EgaPro), l’Etat a ici souhaité en première intention laisser faire le secteur privé pour la mise en place de ce nouvel outil, en prévoyant que la plateforme soit déployée et administrée par un organisme géré par les organisations professionnelles d'employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel (soit le MEDEF, la CPME et l’U2P selon les résultats de mesure d’audience de 2021 – cf. arrêté du 18 novembre 2021).

Il a été prévu que le Ministre du travail adopte le moment venu un arrêté d’agrément des statuts de l'organisme gestionnaire du portail numérique ainsi que du cahier des charges du déploiement et du fonctionnement du portail numérique (après avis conforme de la CNIL), à défaut de quoi, l’Etat reprendra la main et fixera par décret en Conseil d’Etat les mesures d'application nécessaires à l'entrée en vigueur du dispositif.

Un décret n° 2022-487 du 5 avril 2022 est simplement venu préciser que les organisations professionnelles d’employeurs habilitées devaient transmettre au plus tard le 31 mai 2022 leur proposition conjointe de cahier des charges et de statuts en vue de leur agrément, dont la date limite était fixée au 30 septembre 2022.

 

  1. Des modalités qui se font attendre …

Depuis cette date, plus rien ne filtre sur les orientations prises et tous les acteurs (HSE, RH, conseils) restent dans l’expectative.

Il faut croire que les arbitrages sont délicats et que le « Diable » se cache dans les détails technologiques ...

Au regard du calendrier posé par la loi pour l’obligation de dépôt *, il ne reste donc théoriquement plus qu’un trimestre pour faire sortir de terre le portail.

* Soit 1er juillet 2023 pour les entreprises dont l'effectif est supérieur ou égal à 150 salariés, et pour celles dont l’effectif est inférieur, à compter de dates à fixer par décret en fonction de l’effectif et au plus tard à compter du 1er juillet 2024).

Il ne faut sans doute pas exclure que ce calendrier soit amené à faire l’objet d’un report, comme cela a été le cas pour le passeport prévention (de manière pour le moins inorthodoxe disons-le, dans la mesure où les pouvoirs publics ont simplement procédé par voie d’annone et d’ouverture d’un site d’information grand public pour repousse les échéances …).

Il faudra ici plus de rigueur car les enjeux sont clairement différents et beaucoup plus impactants pour les entreprises. 

 

  1. Un nouvel enjeu sous-jacent d’exposition pour les entreprises

Même s’il ne s’agit pas d’une plateforme « grand public », qui dit traçabilité collective dit nécessairement plus de transparence et de visibilité sur ce que fait bien, pas bien, voire pas du tout l’entreprise dans le long terme * en matière d’évaluation des risques.

* Sur 40 ans en arrière sans pouvoir remonter avant le 31 mars 2022

 

Autant dire que cela devrait faire « bouger les lignes », tout particulièrement pour les TPE-PME, d’autant que le dépôt inclura le plan d’action intégré au DUERP (pour les entreprises de moins de 50 salariés).

Compte tenu de l’accès ouvert aux agents de contrôle de l’Inspection du travail notamment (cf. C. Trav., L4121-4), il faut s’attendre à un risque de contrôle accru, et potentiellement, de sanction ou de responsabilité civile/ pénale, même si l’objectif avancé par le législateur est la prévention et non la répression ou la surveillance des employeurs.

 

  1. Des questions très pratico-pratiques en suspens

Au-delà des enjeux de responsabilité, cette situation d’attentisme n’est pas sans poser de questionnements et suscite une montée d’inquiétudes pour les services en charge de gérer le système documentaire du DUERP.

Il s’agit là d’un angle mort de la réforme ; d’une manière générale, les études d’impacts n’appréhendent pas la faisabilité et les contraintes et charges pour les personnels impactés. Ce serait en tant que tel un vrai sujet de réflexion pour la conduite et l’amélioration des politiques publiques, à une époque où est prôné la simplification administrative et la prévention des risques psychosociaux …

Mais revenons au sujet ; de nombreuses questions techniques se posent et pourraient impacter les entreprises compte tenu de l’extrême diversité des supports utilisés pour la gestion des DUERP.
La loi se contente de poser les grandes lignes du dispositif : « ce portail garantit la conservation et la mise à disposition du document unique conformément aux dispositions législatives et règlementaires en vigueur. Il préserve la confidentialité des données contenues dans le document unique et en restreint l'accès par l'intermédiaire d'une procédure d'authentification sécurisée réservée aux personnes et instances habilitées à déposer et mettre à jour le document sur le portail ainsi qu'aux personnes et instances justifiant d'un intérêt à y avoir accès » (C. Trav., L4121-3-1 V, B).  
En pratique, on ne peut que s’interroger faute de précisions sur des points tels que :

  • Le degré d’interopérabilité avec le portail (compatibilité avec un logiciel métier, format, poids de fichier, etc.) ;
  • Les contraintes à prévoir en matière d’adaptation aux rubriques du portail (unités de travail, établissements, structuration, annexes, plan d’action, etc.). Par exemple, l’outil OiRA va-t-il devenir la norme de référence ?
  • La protection des données à caractère personnel RGPD (acteurs, demandeurs d’accès, etc.), sur laquelle la CNIL doit se prononcer. Il sera certainement précisé que l’employeur n’est pas responsable du traitement mis en œuvre dans le cadre de la gestion portail, mais qu’il doit néanmoins respecter les principes du RGPD en matière de traitements de données à caractère personnel aux fins de gestion du personnel, pour lequel la CNIL vient de publier un nouveau référentiel (cf. délibération n° 2022-126 du 23 mai 2022, JORF du 8 février 2023) ;
  • La gestion des accès (notification à l’employeur, segmentation pour limiter les périodes d’emploi/ activités pour les anciens travailleurs, accès des ayants droit en cas de décès, fonctionnalité de lecture seule/ téléchargement/ impression ? etc.).
  • L’enjeu de conserver en parallèle dans l’entreprise un archivage des versions du DUERP par précaution (cf. p. ex. justification de due diligences, etc.).  

    * Rappelons qu’en tout état de cause, dans l’attente de l'entrée en vigueur de l'obligation de dépôt numérique, l'employeur doit conserver dans l’entreprise les versions successives du document unique (en vigueur au 31 mars 2022 et postérieures), sous format papier ou dématérialisé.

En principe, les employeurs devraient pouvoir toujours rester maîtres de leur process documentaire et de leur méthodologie d’élaboration et mise à jour du DUERP … à moins que la configuration du portail n’induise de facto des contraintes nécessitant de changer pratiques et outils.

Si tel devait être le cas, cela ne manquerait pas de soulever la question de l’éventuelle atteinte à la liberté d’entreprendre, sachant que puisque les textes sont ici peu prescriptifs et laissent aux employeurs une marge décisionnelle et d’adaptation.

Face à ces éléments d’incertitude, sans doute est-il opportun de ne pas anticiper en termes de choix de nouveaux outils métiers, le temps d’y voir plus clair …

Nous serons aux côtés des entreprises pour les accompagner dans ces changements et sécuriser leur démarche.