Cass. Crim. 21 janvier 2025, n° 22-87145
La portée de cette décision est extrêmement importante puisqu’elle pose une ligne rouge claire en matière de définition des politiques d’entreprise, tout particulièrement s’agissant de réorganisations impliquant une forte conduite du changement et des transformations.
En droit du travail, loi prévoit qu’« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » (L1152-1 CT).
En droit pénal, la loi incrimine « le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende » (art. 222-33-2 CP). Infraction qui trouve donc à pouvoir s’appliquer dans la sphère professionnelle.
Comme le rappelle l’arrêt, le harcèlement moral recouvre différentes réalités, ce qui le rend complexe, ce dont on peut dresser la typologie suivante :
- Le harcèlement individuel, pratiqué dans un but purement gratuit de destruction d'autrui et de valorisation de son propre pouvoir ;
- Le harcèlement professionnel organisé à l'encontre d'un ou plusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de licenciement ;
- Le « harcèlement institutionnel » qui participe d'une stratégie de gestion de l'ensemble du personnel.
L’arrêt entérine ici la définition du harcèlement institutionnel retenue par la Chambre des appels correctionnels de la Cour d’appel le 30 septembre 2022, comme des « agissements définissant et mettant en oeuvre une politique d'entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d'une collectivité d'agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d'une dégradation, potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de direction ».
Par « politique d'entreprise », il faut ici entendre « la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci ».
A la question de savoir si ce harcèlement du 3e type peut être pénalement répréhensible au sens de l'article 222-33-2 du code pénal, l’arrêt répond par l’affirmative.
Cela n’allait pas de soi, même si la Cour de cassation avait déjà rejeté les questions prioritaires de constitutionnalité présentées par les prévenus (Cass. Crim. 5 septembre 2023 QPC), et qui étaient fondées sur la liberté d’entreprendre, le principe de légalité des délits et des peines dont découle celui d’interprétation stricte de la loi pénale, ou encore l’exigence de sécurité juridique et de prévisibilité de la règle de droit pénal (cf. articles 4, 8 et 16 DDHC).
Faute en effet pour ce comportement d’être directement visé par le texte pénal, la Cour de cassation se livre ici à un travail d’analyse des raisons ayant conduit à son adoption, dit autrement de l’esprit de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 dite de modernisation sociale.
A la lumière des travaux parlementaires de l’époque (cf. notamment un avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme du 29 juin 2000 et avis du Conseil économique et social, 11 avril 2001), l’arrêt énonce :
« 40. Il s'ensuit que l'élément légal de l'infraction de harcèlement moral n'exige pas que les agissements répétés s'exercent à l'égard d'une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences visées à l'article 222-33-2 du code pénal.
41. Ainsi, indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société, constituent des agissements entrant dans les prévisions de l'article 222-33-2 du code pénal, dans sa version résultant de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d'altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel. (…) ».
L’arrêt prend le soin de rappeler la règle selon laquelle le juge n’est pas compétent pour s’immiscer dans les choix de gestion qui relèvent de la liberté d’entreprendre du chef d’entreprise.
Cela posé, cette liberté décisionnelle ne constitue pas un totem d’immunité pour les dirigeants, si la détermination de la politique d’entreprise et sa mise en œuvre est de nature à caractériser des « agissements » visant un collectif de travail et ayant :
- Soit pour effet une dégradation des conditions de travail, ce qui « suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements » ;
- Soit pour objet une telle dégradation : dans ce cas, « la caractérisation de l'infraction n'exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l'infraction n'implique pas la constatation d'une dégradation effective des conditions de travail », il suffit que cette politique d’entreprise soit susceptible d’entraîner une telle dégradation.
Dans les deux cas, l’élément moral de l’infraction suppose que les décideurs aient agi de manière volontaire, c’est-à-dire « en connaissance de cause » (ce qui renvoie à la notion de dol général, quand le 2e cas ci-dessus exige un dol spécial). Sachant ici que nul n’est sensé ignorer la loi et que personne ne peut aujourd’hui prétendre ignorer le sujet du harcèlement et des RPS.
L’enjeu pour les décideurs est majeur puisqu’il s’agit ici de leur responsabilité pénale à titre personnel (ce qui n’exclut pas l’engagement en parallèle de poursuites contre l’entreprise personne morale – cf. art. 121-2 al. 3 CP). Les personnes physiques peuvent ici être poursuivies comme auteurs, mais également comme complices (DRH par exemple puisqu’il est question de politique de ressources humaines).
L’enseignement de cette affaire est que les juges entendent donner leur plein effet utile à la prévention du harcèlement moral, au travers d’une application large de la répression qui peut s’entendre à la politique générale de l’entreprise.
Le souhait de transformer l’entreprise « à marche forcée » appelle donc à une grande vigilance décisionnelle, dans un contexte où les tensions économiques viennent nécessairement aggraver les facteurs de risques psychosociaux.
Cette décision fait écho avec la jurisprudence SNECMA, quelque peu mise en sommeil ces dernières années, et selon laquelle « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; (…) il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés » (Cass. Soc. 5 mars 2008, n° 06-45888).
Rappelons que celle-ci avait donné lieu à de nombreuses applications dans le domaine des réorganisations et restructurations d’entreprise (contentieux collectif du travail en suspension des mesures de réorganisation – cf. précédente chronique).
En creux, l’enjeu de la prévention des risques et facteurs de risques psychosociaux est ici central, sachant qu’il participe de l’obligation de sécurité et de protection de la santé.
C’est d’ailleurs un sujet de contrôle exercé également par les services d’Inspection du travail en matière de procédures d’homologation ou de validation de PSE, puisque la jurisprudence administrative impose très clairement à l’autorité administrative de « de vérifier, au vu de ces éléments d’identification et d’évaluation des risques, des débats qui se sont déroulés au sein du CSE, des échanges d’informations et des observations et injonctions éventuelles formulées lors de l’élaboration du plan de sauvegarde de l’emploi (…), dès lors qu’ils conduisent à retenir que la réorganisation présente des risques pour la santé ou la sécurité des travailleurs, si l’employeur a arrêté des actions pour y remédier et si celles-ci correspondent à des mesures précises et concrètes, au nombre de celles prévues aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, qui, prises dans leur ensemble, sont, au regard de ces risques, propres à les prévenir et à en protéger les travailleurs » (cf. CE 21 mars 2023, n° 460660-460924 ; CE 19 décembre 2023 458434-464864).
Cette jurisprudence renforce la nécessité d’intégrer la démarche de prévention au cœur du projet, tout au long de son cycle de vie, de sa conception à sa mise en œuvre à court, moyen et long terme.
Analyser, anticiper, agir, accompagner, documenter.
Les principes généraux de prévention posent le cadre, notamment au principe n° 7 : « Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ».