Simplification du droit du travail : la santé-sécurité en ligne de mire ?

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04/06/2015 - Sébastien MILLET

A l’heure où les pouvoirs publics affichent une volonté de s’engager sur le terrain de la simplification du droit, particulièrement dans le domaine du droit du travail considéré comme un frein à la libre entreprise économique et à l’emploi, les postures idéologiques tendent à prendre le pas sur l’analyse objective, basée sur l’expérience de terrain en entreprise.
Voici donc quelques réflexions de praticien sur les dessous des politiques de simplification, et de prospective sur les incidences en matière de santé et sécurité au travail.


Simplifier quoi, simplifier pourquoi ?

Avant de s’intéresser aux mesures de simplification, il semble essentiel de définir les objectifs poursuivis. De là découle la proportionnalité des réformes et leur acceptabilité sociale.

Le droit du travail a été construit en vue de réguler les relations de travail et d'assurer la protection de la partie faible dans une relation contractuelle asymétrique du fait du lien de subordination juridique auquel le salarié est soumis. De fait, toute évolution nécessite des arbitrages de compromis entre la position patronale et salariale.

Assurément, notre droit social est extrêmement sophistiqué (aussi bien d’ailleurs pour les travailleurs que pour les entreprises). Cela résulte d’un enchevêtrement de textes et d’obligations de nature différentes (internationales, légales, réglementaires, circulaires, normes, recommandations, etc.). Cela n’est pas propre au droit social ; il s’agit du reflet d’une tendance générale de notre société à l’hypercomplexité. La particularité est ici qu’à la complexité s’ajoute la question du coût des obligations sociales, qui constitue un frein à la compétitivité et à l’emploi. Il convient toutefois de distinguer complexité des règles et les coûts, qui sont deux problématiques connexes.

En définitive, en devenant indigeste, notre droit devient de moins en moins protecteur.

La difficulté est que cette complexité devient de plus en plus difficile à gérer au niveau des entreprises. De fait l’adhésion à la règle est donc de plus en plus contestée.

Toutefois, vu de la pratique, la complexité en tant que telle n’est pas seule en cause. Observons qu’elle finit toujours par se gérer (à titre d’exemple, citons l’élargissement du dispositif de portabilité des garanties complémentaires en matière de prévoyance au 1er juin 2015).

Simplifier ou sécuriser ?

En fait, les difficultés viennent aussi des changements permanents. Certes, l’adaptation au changement constitue une donnée vitale pour toute organisation, mais il faut bien considérer que les obligations de mise en conformité perpétuelles sont très lourdes à gérer (cf. p. ex. l’obligation de mettre en place de la base de données économiques et sociales), même avec la meilleure volonté du monde.

En définitive, cela génère du stress pour les dirigeants et leurs collaborateurs, et l’adaptation à la norme est vécue comme une simple contrainte, avec l’obligation de mobiliser des ressources et de l’énergie sans véritable sentiment de valeur ajoutée pour l’entreprise. La gestion permanente des réformes sociales est éprouvante dans les entreprises. On parle actuellement beaucoup du burn out et de la reconnaissance de ce syndrome comme une maladie professionnelle ; mais a-t-on conscience de la part objective que représentent ces contraintes notamment pour les patrons et les cadres, à l’origine du phénomène ?

Bien souvent, on constate que même lorsqu’il est question de simplification, le fait même de changer la règle ajoute de la complexité, nécessite de suivre des formations pour les collaborateurs, impose de se réorganiser, etc. Les dernières réformes de « simplification » menées en droit du travail, qui s’apparentent pour l’essentiel à une accumulation de simples mesures paramétriques, en sont une illustration parfaite.

A cela s’ajoute un élément d’insécurité, lié à la mise en application de périodes transitoires et à leur cortège systématique d’incertitudes.

Car en définitive, l’aspect d’insécurité juridique est l’élément le plus délicat. Pour les entrepreneurs et décideurs, qu’est-ce qui est plus essentiel que la sécurité lorsqu’il est question de mettre en place des organisations, d’investir ou d’embaucher ? Outre la stabilité de la norme, c’est également la question de savoir comment elle sera interprétée.

Or, au-delà de la complexité des textes, c’est en fait bien souvent la sévérité avec laquelle ils sont appliqués en jurisprudence qui pose difficulté. La dimension « risque juridique » devient donc un élément d’arbitrage permanent, mais avec toujours l’éventualité pour le dirigeant social de se voir reprocher une faute personnelle dans la gestion de l’entreprise.

Certains sujets illustrent parfaitement l’importance qu’occupe la jurisprudence, tout particulièrement dans le domaine de la santé et sécurité au travail, ce qui fait que cette matière est de plus en plus dans le « collimateur » des réformateurs.

On pense notamment au contentieux en matière d’inaptitude médicale, d’expertises CHSCT, et surtout d’obligation de sécurité de résultat. A tel point qu’un amendement au projet de loi sur le Dialogue social et l’emploi anticipe de futurs développements jurisprudentiels sur ce terrain et prévoit pour les limiter que le seul fait pour l’employeur de déclarer l’exposition d’un travailleurs aux facteurs de pénibilité ne saurait constituer un manquement à son obligation de sécurité. La démarche est inédite, mais pour le moins symptomatique.

Un des enjeux majeurs tient donc aussi à la prévisibilité de la règle de droit (cf. le principe de « confiance légitime » dans la règle juridique). Or, c’est une question ici non pas simplement quantitative, mais qualitative. Certes, un volume moindre de textes sera toujours plus aisé à manier. Toutefois, il est essentiel que la règle soit précise. Jamais l’accès à l’information juridique n’a été aussi large et paradoxalement, jamais leur compréhension et leur articulation n’a été aussi technique.

Force est de constater que pour des raisons multiples, cette exigence de qualité rédactionnelle tend à diminuer, ce qui constitue une source majeure de difficultés d’interprétation, donc d’insécurité juridique. Le dispositif de pénibilité, outre sa dimension « usine à gaz » vécue par les entreprises, constitue un exemple très net et particulièrement délicat lorsque les incertitudes portent sur la méthodologie même à mettre en œuvre pour appliquer la loi ... En définitive, telles que s’orientent les discussions dans le cadre du projet de loi sur le Dialogue social, on peut s’attendre à une profonde mutation (certains diront dénaturation) du dispositif d’origine. Ainsi, avec des référentiels collectifs de branche opposables et une suppression de la fiche de pénibilité,  le système sera effectivement plus simple pour les entreprises, mais le paradoxe est qu’il pourra aussi s’avérer également plus coûteux ...

Cela étant, on peut observer que contrairement à d’autres domaines, les textes en matière de santé et sécurité au travail sont dans l’ensemble relativement clairs et précis. Le problème tient alors surtout aux écarts  entre les obligations ou les engagements, et les pratiques de terrain.

Sur ce point, la mise en place de dispositifs visant à sécuriser les pratiques présente toujours un intérêt certain. Par exemple, le projet de rescrit en matière de droit du travail ouvre des perspectives intéressantes. Cela va dans le même sens que les mesures de simplification de la vie des entreprises dans leurs rapports avec l’administration. Citons par exemple le dispositif de type « dites-le nous une seule fois », ou encore la généralisation de la décision implicite d’acceptation en cas de silence de l’administration (même si les exceptions sont tellement nombreuses que le dispositif reste en fait complexe à appliquer).

La sécurisation juridique est une exigence essentielle pour toutes les entreprises, et particulièrement les TPE/PME. De ce point de vue, l’égalité devant la loi est une fiction et il faut bien convenir qu’il est peu réaliste d’imposer toujours plus de contraintes aux petites entreprises en sachant qu’elles n’auront pas en pratique les moyens de les appliquer. La logique est d’ailleurs perverse puisqu’au final, cela crée le sentiment que les règles sont faites uniquement pour permettre de sanctionner financièrement l’employeur défaillant. 

Simplifier pour toiletter, déréglementer ou dépénaliser ?

Simplifier pour simplifier n’a aucun sens, sauf si l’objectif est simplement de détricoter l’édifice législatif.

En matière de santé-sécurité au travail, prétendre supprimer la réglementation spécifique pour se limiter à une liste de principes généraux relève du fantasme voire de l’irresponsabilité, car des règles spécifiques seront toujours nécessaires. On touche en effet à des questions qui intéressent l’ordre public.

Il faut bien distinguer si l’on parle de simplification pour alléger les contraintes de formalisme, ou en vue de supprimer des risques de sanctions, notamment sur le terrain pénal, ce qui n’est pas la même chose. 

En tout état de cause, la simplification ne doit pas se faire sans cohérence globale, d’où la question des objectifs. Le « fil rouge » devrait toujours rester la recherche de prévention effective des accidents et des maladies d’origine professionnelle.

La question semble donc devoir se poser dans les termes suivants : comment permettre aux entreprises de mieux remplir leurs obligations ? De ce point de vue, il n’est pas sûr que réduire le volume de règles suffise en soi à en assurer l’effectivité réelle, car c’est aussi une question de culture, de volontarisme, de communication et d’incitations.

En outre, ne nous y trompons pas ; derrière des ajustements d’apparence technique, ce sont bien souvent des concepts plus fondamentaux qui peuvent se trouver mis à mal par les approches de simplification. Il convient certainement de mettre en garde contre la tentation de vouloir déréglementer dans le domaine de la santé-sécurité au travail. Il n’est pas certain que l’économie française trouve à y gagner (coût pour la collectivité, coût pour les entreprises, etc.). De plus, le droit à la santé et la protection de la sécurité des travailleurs constitue une exigence forte de notre époque, dont le bien-fondé paraît difficile à remettre en cause. Est-ce pour autant un frein à l’emploi et à la compétitivité ?

Sans doute existe-il bien d’autres sujets prioritaires dans le domaine du droit du travail lorsque l’on parle de simplifier au quotidien la vie des entreprises (il existe de très nombreux leviers de simplification concernant des points qui devraient être simples et accessibles dans leur mise en œuvre, mais qui ne le sont pas –cf. p. ex. le régime des périodes d’essai-).

Pourtant, par petites touches, des évolutions commencent à être perceptibles en matière de santé-sécurité. Au plan légal par exemple, le projet de loi en cours de discussion sur le Dialogue social et l’emploi prévoit la possibilité d’une instance unique à laquelle serait intégrée le CHSCT, de manière unilatérale (en-deçà de 300 salariés) ou par accord majoritaire (à partir de 300 salariés). Sur le papier, la simplification sur le modèle de la délégation unique du personnel est réelle ; en pratique, il est clair qu’il sera extrêmement illusoire de prétendre traiter sérieusement des problématiques de santé et sécurité au travail (ou alors, il faudrait -prochaine étape ?- réduire considérablement les attributions dévolues au CHSCT).

Sans rentrer dans un inventaire à la Prévert, citons également l’interdiction d’affecter des jeunes travailleurs à des travaux dangereux ou en hauteur, qui vient d’être assouplie par voie réglementaire, afin de remédier aux problèmes d’embauche dans le secteur du bâtiment (cf. décrets n° 2015-43 et 44 du 17 avril 2015). Cet exemple est certainement l’occasion de rappeler que la tendance à confier systématiquement le travail de simplification au pouvoir réglementaire (par voie d’ordonnances ou de simples décrets) présente des limites. En tout état de cause, si le fait de passer notamment d’un régime d’autorisation préalable à un régime de déclaration permet d’alléger le formalisme, il n’en reste pas moins que la dérogation est strictement encadrée, sans forcément offrir une meilleure sécurité à l’employeur, qui devra d’autant plus s’assurer de la conformité de sa situation.    

Simplifier ou anticiper ?

Par ailleurs, une question se pose : l’enjeu est-il uniquement de simplifier notre droit ou de l’adapter à notre époque ?

Notre société et le monde du travail vivent actuellement des changements extrêmement structurants liés au numérique et à la globalisation des échanges, avec une modification radicale et sans précédent du rapport que l’Homme au temps, et donc au travail. Si l’accès à l’information est immédiat et quasiment sans limites, les exigences en termes de délais de réactivité imposés aux travailleurs et aux organisations le deviennent aussi, de fait. Ce qui d’un côté peut être vu comme un progrès génère aussi sa part de danger, car le temps disponible consacré à l’analyse et la réflexion recule quant à lui, mécaniquement.

Or, notre droit est encore basé sur un modèle social et économique (et des schémas de pensée) de l’ère (post)industrielle, et n’a pas encore pleinement entamé sa transition pour s’adapter à ces défis, qui sont autant de risques que d’opportunités à saisir. De nouvelles attentes en termes d’évolution des relations de travail et des pratiques sont perceptibles, et appellent donc à de nouvelles régulations, au risque sinon d’une fracture intergénérationnelle.

Dans ce domaine, ce sont également les pratiques qui doivent s’adapter. il est regrettable de ne pas donner plus de place à l’expérimentation. La négociation collective, que les pouvoirs publics cherchent à étendre au niveau des entreprises, constitue certainement un cadre propice pour faire émerger de nouvelles approches innovantes et « gagnant-gagnant » pour les parties, notamment dans le domaine de la prévention des risques.