Polyexpositions et risques chimiques : quels nouveaux enjeux ?

SANTE ET ENVIRONNEMENTS POLLUANTS || Risques chimiques / produits dangereux - CMR
/
22/04/2022 - Sébastien MILLET

A l’approche de la journée mondiale sur la sécurité et la santé au travail, la prévention des risques chimiques constitue une préoccupation majeure des autorités, tant au niveau international et européen que niveau national (à ce titre, le nouveau PST4 2021-2025 maintien comme cible prioritaire de la politique nationale de prévention des risques professionnels, l’exposition aux produits chimiques – action 2.1.).


Toutefois, la technicité inhérente à ce domaine a débouché sur une réglementation dense, complexe et évolutive, dont l’appropriation par les entreprises et la mise en œuvre s’avère bien souvent ardue en pratique, tout particulièrement pour les TPE-PME.

Bien que cette situation puisse questionner l’efficacité du cadre réglementaire au regard de ses objectifs, les exigences vont être renforcées dans ce domaine avec la loi santé-travail du 2 août 2021, entrée en vigueur pour l’essentiel le 31 mars 2022, et qui ambitionne de renforcer la démarche de prévention primaire, notamment dans le domaine des risques chimiques.

Il est désormais inscrit dans la loi que les règles de prévention des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs exposés à des risques chimiques sont déterminées par décret en Conseil d'Etat « en tenant compte des situations de polyexpositions » (cf. C. Trav., L4412-1).

Selon les données statistiques actuelles, en France, 15% des salariés en France seraient concernés par l’exposition à plusieurs agents chimiques, cette situation étant observée dans la quasi-totalité des secteurs d’activité et pas uniquement l’industrie.

Avant cette réforme, le 3e plan santé-travail (2016-2020 - cf. action 1.11) dressait le constat que la prise en compte des effets combinés associés à la présence de plusieurs agents chimiques à l’origine de poly-expositions de travailleurs constitue « un défi en matière de prévention ». Suite notamment au rapport Frimat de 2018, préconisant de faire évoluer la réglementation pour assurer une meilleure traçabilité des expositions chimiques, l’ANI du 9 décembre 2020 a retenu que « la traçabilité collective doit permettre d’évaluer la polyexposition des salariés aux produits chimiques du fait de l’effet combiné qu’ils peuvent produire », ce que la loi santé-travail vient finalement décliner au plan législatif.

Aucune définition légale de cette notion n’est toutefois posée. Selon l’INRS, « on peut définir les polyexpositions comme des expositions simultanées ou séquentielles à des nuisances multiples, par des voies qui peuvent être diverses. Ces nuisances peuvent être chimiques, biologiques, physiques (bruit, vibrations, rayonnement…) ou liées à l’activité physique, auxquelles s’ajoutent l’influence des facteurs organisationnels et psychosociaux, et ce tout au long de la carrière professionnelle ».

La loi souhaite ainsi amener les entreprises à mieux appréhender la réalité de la polyexposition chimique dans les entreprises, en sachant que les travailleurs sont rarement « mono-exposés » à une seule source de danger, et que les études révèlent l’ampleur des situations de multi-exposition à différents facteurs de risques et substances ou mélanges qui interagissent entre eux, générant divers types d’effets toxicologiques (cf. effets « cocktail » additifs).

 

Un nouvel enjeu d’obligation d’évaluation et de prévention

La démarche d’évaluation des risques professionnels est ici directement impactée, au travers d’exigences renforcées.

L’employeur doit désormais prendre en compte dans l’évaluation des risques a minima 10 items obligatoires, et notamment : « en cas d'exposition simultanée ou successive à plusieurs agents chimiques, les effets combinés de l'ensemble de ces agents » (C. trav., R4412-6, 6° nouveau, issu du décret n° 2022-395 du 18 mars 2022). 

Il était auparavant prévu que « dans le cas d'activités comportant une exposition à plusieurs agents chimiques dangereux, l'évaluation prend en compte les risques combinés de l'ensemble de ces agents » (cf. C. Trav., R4412-7 al. 2, abrogé).

Bien que le texte soit intégré dans une rubrique du Code relative aux agents chimiques dangereux, la rédaction du nouveau texte vient étendre la portée de l’obligation puisqu’elle ne vise plus seulement le cas de polyexposition à plusieurs agents chimiques dangereux, mais plus généralement les cas de polyexposition à plusieurs agents chimiques quelle que soit leur classe.

Dans ce périmètre, doivent être prises en compte aussi bien les expositions simultanées que les expositions successives (dites « séquentielles »), sachant que chaque substance chimique a une durée de vie propre dans l’organisme et peut ainsi continuer à interagir avec de nouvelles substances, un certain laps de temps après l’exposition initiale. En fonction des situations de travail, les cas de polyexpositions peuvent donc être très variables, ce qui accentue la complexité d’analyse puisqu’il faut analyser les risques combinés de l'ensemble de ces agents. 

En revanche, le décret du 18 mars 2022 entérine dans le même temps une conception  restrictive de la polyexposition, limitée aux expositions entre plusieurs agents chimiques, sans tenir compte des effets combinés d’une exposition entre agents chimiques et autres facteurs de risques/ pénibilité (tels que le bruit, les agents biologiques, les contraintes physiques ou les horaires atypiques, qui commencent à être documentés – cf. étude conjointe ANSES/DARES/Santé Publique France de septembre 2021, identifiant 12 catégories homogènes de travailleurs polyexposés). Même si la lettre de la loi peut sur ce point prêter à interprétation, cette approche circonscrite paraît conforme aux débats parlementaires et à l’esprit des partenaires sociaux signataires de l’ANI du 9 décembre 2021. Faut-il pour autant éluder ces autres scénarios de polyexposition ? Sans doute non si l’on se place du point de vue de l’obligation de sécurité et de protection de la santé, mais la difficulté reste de pouvoir les évaluer précisément …

Dans ce prolongement, l’omniprésence des pollutions chimiques environnementales diffuses pose sans doute question en termes d’effets combinés (cf. pesticides, particules fines, nanomatériaux, etc.), mais on touche là nécessairement aux limites de l’obligation patronale dès lors qu’il est question de santé environnementale ou d’écotoxicologie. En revanche, certains évènements ponctuels peuvent conduire à actualiser l’évaluation des risques et le PAPRiPACT/ plan d’actions, comme par exemple en cas de rejets accidentels (ICPE voisine, etc.), en fonction des données disponibles.   

 

Un enjeu méthodologique : un casse-tête annoncé

Au-delà de la question des campagnes de mesurages afin d’évaluer les niveaux d’exposition (en tenant compte des évolutions en matière de VLEP notamment), s’ajoute la complexité de devoir effectuer une cotation des risques liés aux effets combinés entre agents chimiques.

Comment s’assurer de sa pertinence alors qu’il s’agit d’un champ nouveau ?

Cette nouvelle obligation, qui porte en elle le spectre du manquement à l’obligation de sécurité et de protection de la santé en cas d’évaluation défectueuse, se heurte à la problématique méthodologique et de moyens à disposition.

A cet égard, il serait bon d’ailleurs de considérer qu’il s’agit ici d’une obligation de moyens et non « de résultat », conformément à l’évolution jurisprudentielle depuis 2015, afin de faciliter la démarche des entreprises. 
Cela suggère en revanche de mobiliser différents leviers, et notamment :

  • La veille : en référence au 5e principe général de prévention, qui consiste à « tenir compte de l'état d'évolution de la technique » (C. Trav., L4121-2, 5°), il semble important d’organiser un suivi des connaissances et des bonnes pratiques sur la question, et de documenter cette démarche dans la durée afin de pouvoir justifier de la cohérence de l’évaluation au regard des données acquises de la science.
  • La concertation en lien avec le médecin du travail (la réforme ambitionne d’améliorer le rôle de conseil des SPST, ainsi que le suivi médical dans ce domaine), ainsi qu’avec les fournisseurs (cf. fiches de données de sécurité, etc.).  
  • Le dialogue social avec le CSE (lorsqu’il est en place), sachant que la loi lui demande d’apporter sa contribution -active devrait-on dire ici- en matière d’évaluation des risques professionnels, l’intérêt étant que ne pas s’inscrire dans une démarche purement unilatérale pour l’employeur, alors qu’il ne s’agit pas d’une science exacte.
  • Les outils existants et mis à disposition, notamment par l’INRS (cf. p. ex. les logiciels SEIRICH et MiXie), voire les branches pour celles qui proposeront des outils ou services comme les y incite fortement la réforme. 

    A terme, il serait intéressant de pouvoir s’appuyer sur des matrices emploi/exposition, ou mieux, tâches/exposition. A noter que dans cet esprit, l’enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (SUMER) de 2017 a donné lieu à une étude statistique (juillet 2020) particulièrement instructive, recensant les expositions professionnelles par agents chimiques au travers de 79 fiches.

    Pour les préventeurs, l’enjeu est de pouvoir s’appuyer sur des outils adaptés, ce qui reste à construire.

    Le PST4, qui entend faciliter la démarche des entreprises et des préventeurs, via la promotion et le développement d’outils, répondra-t-il à ce besoin ?

    Rappelons que l’objectif final est bien entendu de définir les mesures d’action les mieux adaptées en termes de prévention primaire (la première à rechercher restant la mise en oeuvre de produits ou procédés de substitution, notamment en matière d’utilisation d’agents classés CMR).

 

Un enjeu de responsabilité

Avec la réforme, le document unique d'évaluation des risques professionnels a désormais vocation, non seulement à répertorier l'ensemble des risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs, mais également à « assurer la traçabilité collective de ces expositions » (C. Trav. L4121-3-1 nouveau).

En complément du dispositif « pénibilité » qui permet une traçabilité individuelle des expositions à certains facteurs de risques professionnels, notamment les ACD, au-delà de seuils réglementaires (cf. C. Trav., D4163-4), cette traçabilité collective est particulièrement structurante. Elle concerne en effet toutes les entreprises (le seul assouplissement octroyé dans le cadre du décret du 18 mars 2022 précité étant la dispense pour les TPE de moins de 11 salariés d’effectuer une actualisation annuelle de leur DUERP, mesure dont la légalité pourrait néanmoins prêter à discussion sur le plan juridique).

Il semble certain que le nouveau dispositif d’accessibilité aux versions successives du document unique à compter du 31 mars 2022, pendant 40 ans, et à terme, via le futur portail numérique national, va changer la donne en matière de preuve.
La façon dont l’entreprise aura -ou non- correctement évalué les expositions (et polyexpositions) en matière de risque chimique sera rendue beaucoup plus « visible » dans la durée. 

Au-delà des éléments d’informations du salarié auprès du SPST (cf. suivi individuel renforcé, suivi médical post-professionnel ou post-exposition, etc.), l’employeur doit dorénavant assurer la tenue à disposition des versions successives du DUERP au profit notamment des travailleurs en poste, mais également des anciens travailleurs, pour les versions en vigueur durant leur période d'activité dans l'entreprise. La communication des versions du document unique antérieures à celle en vigueur à la date de la demande peut toutefois être limitée aux seuls éléments afférents à l'activité du demandeur (C. Trav., R4121-4 modifié).

Concrètement, cela pourra faciliter la reconnaissance de maladies professionnelles, notamment hors tableau lorsque les conditions requises ne sont pas réunies. A noter que dans ce domaine, la question des polyexpositions chimiques a donné lieu à un précédent judiciaire (cf. TASS Lyon, 9 avril 2014, n° 2308/2014 - reconnaissance en maladie professionnelle de cancers, où malgré l’absence de  donnée chiffrée sur le niveau d’exposition, les juges se sont fondés sur l'exposition simultanée et/ou successive de la victime pendant plus de 30 années à de multiples agents toxiques (dont plusieurs cancérogènes majeurs), pour retenir un lien de causalité direct et essentiel avec le travail habituel de la victime).

Au plan juridique et judiciaire, il faut également s’attendre à ce que les entreprises se trouvent de facto beaucoup plus exposées à des actions en responsabilité, pour manquement à l’obligation de sécurité et de protection de la santé :

  • Classiquement, au titre de la faute inexcusable en cas surtout de reconnaissance de maladie professionnelle, souvent différée après le départ de l’entreprise (les risques chimiques étant la 2e cause de maladies professionnelles derrière les TMS et la 1ere cause de décès d’origine professionnelle, sachant que selon l’enquête SUMER de 2017, environ 1/3 des salariés seraient exposés à au moins un produit chimique, et 10 % à au moins un produit cancérogène). Devant les juridictions en pratique, le critère de conscience du danger risque d’être apprécié sous le prisme de cette traçabilité collective, déplaçant ainsi le focus sur les mesures de protection mises en place.

  • Mais aussi désormais, sur le terrain du préjudice d’anxiété, dont la jurisprudence admet depuis 2019 qu’il puisse être indemnisé en-dehors de toute reconnaissance d’ATMP en cas d’exposition fautive à une substance nocive ou toxique, ce qui va au-delà de l’amiante (cf. Cass. Soc. 11 septembre 2019, n° 17-24879 à 17-25623 ; Cass. Soc. 13 octobre 2021, n° 20-16584).

    Cf. précédentes chroniques : https://www.preventica.com/actu-chronique-exposition-substances-nocives-toxiques-anxiete.php
    https://www.preventica.com/actu-chronique-preuve-prejudice-anxietee-exposition-benzene.php

Pour cela, il est toutefois exigé que le salarié rapporte la preuve :

  • D’un manquement de l’employeur à son l'obligation de sécurité et de protection de la santé (violation des principes visés aux articles L4121-1 et 2 du Code du travail, qui incluent notamment l’évaluation des risques ne pouvant être évités … Peut-être la jurisprudence ajoutera-t-elle à l’avenir la référence aux articles L4121-3 et L4121-3-1 issus de la réforme santé-travail et inscrivant le document unique et de plan d’actions au rang légal ?) ;
  • Et d'un préjudice d'anxiété personnellement subi, qui ne doit pas résulter de la seule exposition, mais de troubles psychologiques générés par la connaissance d’un risque élevé de développer une pathologie grave. Il ne s’agit donc pas d’un « préjudice d’exposition », même s’il faut relever une divergence entre la jurisprudence judiciaire et administrative : si la première refuse de reconnaître ici une présomption de préjudice (cf. p. ex. Cass. Soc. 15 décembre 2021, n° 20-11046), le Conseil d’Etat se montre plus souple en cas d’exposition effective et circonstanciée aux poussières d’amiante, sans exiger la preuve de manifestations de troubles psychologiques (CE, 28 mars 2022, n° 453378) …

Au fil des décisions, le préjudice d’anxiété s’élargit donc : charbon, benzène, thorium, formaldéhyde, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), sachant que la liste des substances tendues comme « nocives ou toxiques » est potentiellement très longue, à partir du moment où le risque de développer une pathologie grave liée à l’exposition peut être documenté par tout moyen laissé à l’appréciation des juges  (cf. précédente chronique : https://www.preventica.com/actu-chronique-juges-face-risques-emergents.php ).

La reconnaissance du préjudice d’anxiété en cas de polyexpositions chimiques sera sans doute une prochaine étape dans cette évolution jurisprudentielle, et qui pourra être facilitée par le biais de cette traçabilité collective.