En ouvrant la voie à une indemnisation du préjudice d’anxiété
susceptible d’être subi par un travailleur en cas d’exposition à
une substance nocive ou toxique, la jurisprudence vient de
franchir une nouvelle étape très importante dans la construction
jurisprudentielle sur le thème de l’obligation de sécurité de
l’employeur (Cass. Soc. 11 septembre 2019, n° 17-24.879 à
17-25.623).
Cette décision marque à la fois une rupture et une continuité,
dont il convient de bien mesurer toute la portée pour les
entreprises.
L’affaire
Les faits concernaient un collectif de mineurs lorrains qui
avaient saisi la juridiction prud’homale aux fins d’obtenir
l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété lié à l’inhalation de
poussières, alors qu’ils jugeaient insuffisant le dispositif de
protection collective et individuelle mis en place pour les
protéger contre l’empoussiérage minéral de leur environnement de
travail.
Leurs demandes fondées sur la violation de l’obligation de
sécurité par l’employeur étaient toutefois rejetées par les
juridictions du fond, dans un contexte où à l’époque, le
préjudice d’anxiété n’était indemnisable que pour les seuls
travailleurs ayant été exposés à l’amiante, à condition que leur
établissement soit inscrit par arrêté ministériel sur la liste
ouvrant droit à la préretraite amiante (ACAATA).
Le contexte de la décision
Tout cela était sans compter la survenance d’un revirement de
jurisprudence, sur la question des expositions à l’amiante.
Par un arrêt de principe rendu en Assemblée plénière, la Cour de
cassation ouvrait ainsi une première brèche en décidant qu’«
il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit
commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le
salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un
risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre
son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de
sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des
établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre
1998 modifiée » (Cass. Ass. Plén. 5 avril 2019, n°
18-17442).
Cette évolution tient à une volonté d’indemniser les victimes de
manière plus équitable, alors que les pathologies dues à
l’amiante constituent un problème de santé publique majeur
(https://www.preventica.com/actu-chronique-prejudice-d-anxiete-obligation-securite.php).
Comme nous l’avons précédemment commenté, cette décision n’allait
pas tarder à avoir des répercussions sur d’autres terrains,
au-delà du seul risque amiante.
C’est chose faite, avec la décision du 11 septembre 2019 qui
reconnaît dans le principe aux mineurs de charbon, un droit à
faire valoir l’existence d’un préjudice d’anxiété contre leur
employeur, bien qu’ils n’aient pas été exposés à l’amiante.
Une extension aux cas d’exposition à des substances
nocives ou toxiques
Sous sa nouvelle plume rédactionnelle destinée à rendre plus
lisible les arrêts, la Chambre sociale de la Cour de cassation
pose ainsi le principe suivant : « Vu les articles L4121-1 et
L4121-2 du code du travail, (…) 5. En application des règles de
droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur,
le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive
ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie
grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant
d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour
manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. (…)
».
Le fait que l’exposition à des substances toxiques ou nocives
puisse être à l’origine d’un préjudice spécifique d’anxiété
constitue un élargissement potentiellement considérable du
périmètre de réparation à la charge de l’employeur.
Il est important de préciser en effet que l’on se situe en amont
de toute déclaration de pathologie.
Le régime applicable échappe donc à la législation sur les
accidents et maladies professionnelles, pour lequel seule la
reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur permettrait
au salarié d’obtenir une réparation de ses préjudices en
complément de celle -forfaitaire- octroyée par la Sécurité
sociale.
C’est la raison pour laquelle ce contentieux relève de la
compétence des Conseils de prud’hommes (et in fine de la Chambre
sociale de la Cour de cassation, en charge du contentieux du
travail et non de la Sécurité sociale).
Reste à voir sous quelles conditions, car il n’y a pas ici de
présomption de responsabilité.
Qu’est-ce que le préjudice spécifique d’anxiété
?
La jurisprudence « amiante » retient que le préjudice spécifique
d’anxiété correspond à « l’inquiétude permanente générée par
le risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à
l’amiante ».
Ici, la formule est légèrement adaptée puisqu’est visé le «
risque élevé de développer une pathologie grave ».
Il ne s’agit donc pas d’indemniser une simple crainte subjective
(à l’instar de l’indemnisation du préjudice d’exposition lié à un
« sentiment d’insécurité » ressenti par le salarié, comme cela
avait pu être reconnu dans une décision isolée et très contestée
– cf. Cass. Soc. 6 octobre 2010, n° 08-45609).
Classiquement, le préjudice, pour être indemnisable ici, doit
être personnellement subi, et objectivé de manière suffisamment
certaine, au travers de répercussions concrètes sur la vie
personnelle.
L’anxiété doit se caractériser par des troubles, que la
jurisprudence qualifie de « situation d’inquiétude permanente
».
En tout état de cause, il revient au salarié demandeur de prouver
:
- Quelle est la ou les pathologies concernées et leur degré de gravité prévisible d’après les données de la science ;
- Quelle est leur probabilité de survenance (la certitude n’est pas exigée, mais le risque doit être élevé).
Le champ des pathologies concernées ne paraît pas limité aux
seules maladies professionnelles, bien au contraire (d’autant que
l’on peut ici imaginer des scénarii d’exposition accidentelle non
susceptible de cadrer avec les conditions et durées d’exposition
prévues par les tableaux de maladies professionnelles).
Sur le plan probatoire, la documentation médicale (études
toxicologiques, etc.) occupera donc une place prépondérante, les
avis étant susceptibles de diverger entre le médecin du travail,
le médecin traitant ou les experts si l’état de la science ne
fait pas consensus (cf. la problématique de certains produits
phytosanitaires ou des nanomatériaux par exemple).
Si le préjudice d’anxiété est reconnu, il devrait alors obéir aux
mêmes modalités d’indemnisation qu’en matière d’amiante, où
celle-ci vient réparer « l’ensemble des troubles psychologiques,
y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions
d’existence ».
Des conditions sont posées
Outre la preuve du préjudice spécifique d’anxiété, le salarié
doit également rapporter la preuve que celui-ci a été causé par
une exposition à une substance nocive ou toxique générant un
risque élevé de développer une pathologie grave.
Dans ce cas, il y aura manquement à l’obligation de sécurité,
sauf pour l’employeur à rapporter la preuve qu’il a effectivement
pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 du code
du travail (obligation générale de sécurité) et L4121-2
(principes généraux de prévention).
La solution dégagée en 2015 par le désormais célèbre arrêt Air
France est donc à nouveau confirmée (cf. https://www.preventica.com/actu-chronique-obligation-securite-prevention-risques-professionnels.php).
Des interrogations sur la portée du principe
D’emblée, la référence aux cas d’« exposition à une substance
nocive ou toxique » semble particulièrement floue.
Cela ne manquera pas de soulever des débats d’interprétation sur
ce qu’il faut entendre par « exposition », « substance », «
nocivité » ou « toxicité ».
Manifestement, les substances concernées peuvent être aussi bien
d’origine manufacturée que naturelle (l’affaire concernait une
exposition chronique à des poussières de minerai susceptibles de
coïncider par exemple avec les tableaux de maladies
professionnelles n° 25 et 91).
En tout état de cause, il ne ressort pas des termes de l’arrêt
une volonté de limiter la solution aux seuls agents chimiques
dangereux ou classés CMR.
Il faut sans doute y voir la volonté de laisser aux juridictions
du fond une marge d’appréciation des faits suffisante, au cas par
cas et de ne pas s’enfermer dans une définition trop
technique.
Par exemple l’exposition à une substance biologique susceptible
de présenter un danger pour l’homme (agent pathogène) pourrait
probablement relever du régime d’indemnisation du préjudice
d’anxiété.
A l’inverse, l’arrêt, pris au pied de la lettre, semble exclure
une telle possibilité lorsqu’il n’y a pas d’exposition à une «
substance ».
Cela signifie-t-il que les mélanges (au sens de la règlementation
REACH) ne seraient pas susceptibles d’être pris en compte ?
Sans doute serait-ce réducteur ; mais alors, que dire d’autres
sources de dangers, non liés à des substances, mais qui sont tout
autant de nature à faire naître un préjudice d’anxiété en cas
d’exposition anormale ?
Typiquement par exemple en cas d’incident radiologique,
l’exposition aux rayonnements ionisants sera généralement
particulièrement anxiogène.
Ne pas en tenir compte reviendrait à faire de nouveau deux poids,
deux mesures. Or, c’est cette situation d’inégalité des victimes
qui a amené la jurisprudence à évoluer.
A cet égard, il faut sans doute évoquer le fait que la nouvelle
réglementation en matière de radioprotection des travailleurs
(cf. https://www.preventica.com/actu-chronique-radioprotection-travailleurs-exigence-organisationnelle.php)
impose -même si l’entreprise n’exploite pas d’activité nucléaire-
d’évaluer et le cas échéant de prévenir les risques liés à
l’exposition au radon dans les bâtiments. Pourra-t-on alors faire
reconnaître un préjudice d’anxiété en cas d’exposition au radon
au-delà des seuils ?
Ensuite, quel doit être le degré de nocivité ou de toxicité
requis pour pouvoir sérieusement prétendre à subir un préjudice
d’anxiété ?
Là encore, la jurisprudence est floue et semble mettre sur le
même plan nocivité et toxicité, sans référence par exemple aux
classes de danger pour la santé, prévues par la réglementation
internationale et européenne (cf. règlement CLP).
Les substances relevant de classes de danger de toxicité aigüe ne
sont donc a priori pas les seules à être concernées. La toxicité
pouvant être lente, à effet différé à moyen ou long terme, selon
le scénario d’exposition, les juges disposeront ainsi d’une marge
d’appréciation large.
Il faut toutefois qu’il existe un niveau de danger (défini comme
« la propriété intrinsèque d'un agent chimique susceptible
d'avoir un effet nuisible » - C. Trav., R4412-4) suffisant pour
générer un risque élevé de développer une pathologie grave.
Enfin, que dire de la notion d’exposition, dans la mesure où
l’arrêt ne réserve pas l’indemnisation aux seuls cas où une
valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP), fixée
réglementairement, serait dépassée ? (Précisons à ce sujet qu’un
arrêté du 27 septembre 2019 vient de fixer de nouvelles VLEP
indicatives applicables à certains agents chimiques
dangereux).
Force est de constater que la notion d’exposition n’est pas
précisément définie au plan légal (alors qu’elle est très
utilisée), et recouvre des réalités très variables.
Or, il s’agit d’un sujet complexe, qui fait intervenir différents
paramètres tels que :
- la durée,
- la fréquence,
- la dose ou le seuil,
- la cible (interne, externe, globale ou partielle),
- la voie (orale, cutanée, inhalation),
- l’effet « cocktail » en cas de cumul d’expositions,
- la prise en compte des mesures de protection collective et individuelle existantes,
- etc.
Derrière cela, c’est toute la question de la traçabilité et de la
preuve du niveau d’exposition qui est en jeu (précisons qu’en ce
qui concerne la pénibilité, la déclaration au titre du compte
professionnel de prévention -C2P- des expositions aux agents
chimiques dangereux au-delà des seuils a été supprimée suite à
l’ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 – cf. https://www.preventica.com/actu-chronique-sante-securite-conditions-ordonnance-projets-reforme-droit-travail.php).
Toutes ces incertitudes ne manqueront pas de donner lieu à
discussion devant les tribunaux et il appartient à la
jurisprudence de préciser le champ d’application de ce
régime.
Les exigences tirées de l’obligation de
sécurité-prévention
En fait, la question essentielle sera surtout d’apprécier si
toutes les mesures nécessaires ont effectivement été prises pour
supprimer ou réduire l’exposition à un niveau de risque maîtrisé
et acceptable.
Les principes généraux de prévention constituent ici une « bande
passante » d’analyse, au vu de laquelle il pourra être conclu si
l’employeur a ou non manqué à son obligation de sécurité et de
prévention.
Dans ce domaine, citons notamment l’obligation d’éviter les
risques, de combattre les risques à la source par des moyens
techniques et organisationnels adaptés, d’évaluer les risques qui
ne peuvent être évités, de remplacer ce qui est dangereux par du
moins dangereux ou encore de donner une priorité aux moyens de
protection collective sur les mesures de protection
individuelle.
Ici réside l’enjeu principal pour l’entreprise qu’il faut donc
appréhender en termes d’actions de prévention.
Attention, car comme en témoigne la présente décision, la Cour de
cassation exerce son contrôle sur l’appréciation des juges et se
montre sévère à l’égard de l’employeur. La démarche doit être
particulièrement documentée pour convaincre.
Rappelons d’ailleurs que la prévention de l’exposition au risque
chimique constitue une priorité des pouvoirs publics dans le
cadre du PST 3, notamment en termes de campagnes de contrôles.
Quelles perspectives de développement contentieux
?
Cette évolution qui touche le contentieux du travail intervient
clairement dans un contexte où la question de la santé psychique
occupe une place prépondérante dans les entreprises (RPS,
harcèlements, etc.), et reçoit un écho favorable devant les
tribunaux.
Ce contentieux est actuellement marqué par une évolution des
demandes et une tendance à faire valoir des préjudices distincts
de la rupture du contrat de travail, en réaction mécanique à la
barémisation des dommages et intérêts en cas de licenciement sans
cause réelle et sérieuse mise en place par les Ordonnances
Macron.
Pour autant, les demandes au titre du préjudice d’anxiété peuvent
prospérer en-dehors alors même que le contrat de travail n’est
pas rompu et continue à être exécuté (bien souvent toutefois, le
manquement à l’obligation de sécurité sera invoqué pour justifier
une prise d’acte de la rupture aux torts de l’entreprise). Idem
sur le plan des relations collectives de travail, avec la
possibilité d’actions en référé ou d’expertise fondée sur
l’existence d’un risque grave …
Le contentieux pénal n’est pas en reste, puisqu’en cas de mise en
danger, on peut également imaginer qu’une demande d’indemnisation
du préjudice moral soit formulée devant la juridiction
pénale.
Enfin, sur le terrain de la responsabilité civile, l’actualité
conduit également à s’interroger sur la possible extension du
droit à réparation du préjudice d’anxiété, selon les mêmes
critères, pour des riverains d’une installation classée SEVESO
qui subiraient les conséquences d’un accident industriel
(pollution, émanations toxiques, etc.).