Lutte contre le dumping social : nouvelles obligations, nouveaux risques pour les donneurs d’ordres et maîtres d’ouvrage

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17/07/2014 - Sébastien MILLET
Sujet sensible oblige, la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale (JORF du 11 juillet) vient renforcer l’arsenal juridique de lutte contre les fraudes au détachement transnational, et plus généralement, contre le travail illégal, sans attendre l’adaptation des textes de l’Union européenne (proposition de directive du 21 mars 2012).

1. Il s’agit d’un dispositif social protecteur des travailleurs, imposant aux donneurs d’ordres ou maîtres d’ouvrage des obligations renforcées en vue d’assurer l’effectivité du respect de leurs droits essentiels. Ce faisant, ils deviennent véritablement parties prenantes de la lutte contre le travail illégal sous toutes ses formes.

Tous les secteurs d’activité professionnelle sont concernés, quel que soit le type de relation contractuelle mis en place en cas de recours à des entreprises extérieures (de premier rang ou de rang inférieur en cas de sous-traitance).
Par dérogation toutefois, certaines de ces nouvelles obligations ne sont pas applicables aux particuliers ayant recours à des prestataires de service pour leur usage personnel. 

2. Tout d’abord, en cas de détachement temporaire en France de travailleurs par un employeur établi à l’étranger, le donneur d’ordre ou maître d’ouvrage a l’obligation, préalablement au détachement, de vérifier auprès de son cocontractant que celui-ci respecte effectivement ses nouvelles obligations légales, à savoir (C. Trav. L1262-2-1 nouveau) :

  • Une déclaration administrative préalable de détachement à l’inspection du travail du lieu où débute la prestation ;
  • La désignation d’un représentant de l’entreprise sur le territoire national, chargé d’assurer la liaison avec l’administration.

Les professionnels et entreprises concernés auront particulièrement intérêt à formaliser l’accomplissement de leurs diligences en la matière. S’il s’avère en cas de contrôle administratif que le cocontractant a violé l’une au moins de ces obligations, la simple omission de cette vérification entraînera pour le client l’application d’une amende administrative (C. Trav., L1263-4 nouveau), dont le montant sera modulable par l’autorité administrative en fonction des circonstances et de la gravité du manquement, du comportement de son auteur ainsi que ses ressources et ses charges (dans la limite d’un plafond de 2.000 euros par salarié détaché –ou 4.000 euros en cas de réitération dans l’année- et de 10.000 euros maximum au global). La possibilité de sanction sera en outre prescrite dans un délai de 2 ans révolus à compter du jour où le manquement a été commis.
 
A noter également l’obligation d’intégrer les travailleurs détachés :

  • Dans le registre unique du personnel de l’entreprise d’accueil (plus précisément, une copie de la déclaration administrative de l’employeur étranger devra y être annexée – C. Trav., L1221-15-1 nouveau) ;
  • Dans le bilan social pour les entreprises de 300 salariés et plus (données chiffrées relatives au nombre de salariés détachés et au nombre de travailleurs détachés accueillis – C. Trav., L2323-70 modifié).

 

3. Ensuite, les obligations de vigilance des donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrage à l’égard de leurs cocontractants sont également renforcées, au-delà de la seule question du détachement transnational :

  1. En matière d’hébergement collectif (inclusion d’un nouveau titre dans le livre IV du Code du travail relatif à la santé-sécurité au travail – cf. C. Trav., L4231-1 nouveau) : en cas d’information écrite par un agent de contrôle compétent en matière de travail illégal du fait que des salariés de son cocontractant ou d’une entreprise sous-traitante (directe ou indirecte) sont soumis à des conditions d’hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine au sens du Code pénal (cf. art. 225-14), obligation est fait de lui enjoindre aussitôt et par écrit, de faire cesser sans délai cette situation.

    Le donneur d’ordres ou le maître d’ouvrage aura tout intérêt à ce que l’employeur des salariés régularise la situation : à défaut, si sa mise en demeure reste infructueuse et que la situation perdure, il devient débiteur de la prise en charge de l’hébergement collectif des salariés, dans des conditions conformes aux exigences réglementaires applicables en matière d’hygiène, santé et sécurité (cf. C. Trav., R4228-26 suiv.).

  2. En matière d’application de la législation du travail (C. Trav., L8281-1 nouveau) : un mécanisme similaire est prévu. En cas d’information écrite par un agent de contrôle compétent en matière de travail illégal d’une infraction aux dispositions légales et(ou) conventionnelles applicables aux salariés d’un sous-traitant (qu’il soit direct ou indirect), le donneur d’ordre ou le maître d’ouvrage doit mettre en demeure celui-ci de faire cesser sans délai cette situation.

    Sont concernées les infractions relatives au socle de protection des travailleurs, dans 9 thèmes :
    1. Libertés individuelles et collectives dans la relation de travail ;
    2. Discriminations et égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ;
    3. Protection de la maternité, congés de maternité et de paternité et d’accueil de l’enfant, congés pour événements familiaux ;
    4. Conditions de mise à disposition et garanties dues aux salariés par les entreprises exerçant une activité de travail temporaire ;
    5. Droit de grève ;
    6. Durée du travail, repos compensateurs, jours fériés, congés annuels payés, durée du travail et travail de nuit des jeunes travailleurs ;
    7. Caisses de congés et intempéries ;
    8. SMIC et paiement du salaire, y compris les majorations pour les heures supplémentaires ;
    9. Santé et sécurité au travail, âge d’admission au travail et emploi des enfants.


    Un décret en Conseil d’Etat (à venir) définira le délai au terme duquel, à défaut de réponse du sous-traitant, le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre doit informer aussitôt l’agent de contrôle. En cas de régularisation dans le délai, le sous-traitant devra en informer par écrit le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre, qui en transmettra une copie à l’agent de contrôle.

    Il est intéressant de relever que ce dispositif se rapproche des règles de vigilance susceptibles d’être mise en oeuvre dans le cadre d’une politique de RSE, avec toutefois ici une dimension pas uniquement volontariste mais coercitive. 

    Toutefois, le sous-traitant étant seul responsable du respect de ses obligations  au regard du droit du travail en tant qu’employeur des salariés (indépendance des entreprises, sauf situation de coemploi avéré), la marge de manœuvre du client final est a priori plus réduite. C’est la raison pour laquelle en cas de manquement aux obligations d’injonction et d’information, les sanctions applicables seront définies par voie réglementaire dans le cadre d’un futur décret en Conseil d’Etat. 

  3. En matière de salaires minima (C. Trav., L3245-2 nouveau) : dans le même esprit, en cas d’information écrite par un agent de contrôle compétent en matière de travail illégal du non-paiement en tout ou partie du salaire minimum légal ou conventionnel dû, il appartient au donneur d’ordre ou au maître d’ouvrage de mettre aussitôt en demeure par écrit l’entreprise concernées de faire cesser sans délai cette situation.

    Cette obligation est large car elle impose d’agir y compris auprès d’employeurs avec lesquelles elle n’a pas de lien direct (les manquements pouvant concerner un salarié de son cocontractant, un salarié d’un sous-traitant direct ou indirect, ou encore un salarié d’un cocontractant d’un sous-traitant).

    L’information entre les parties et l’administration sera régie par des règles identiques à celles visées au cas précédent.

    Signalons d’ailleurs qu’en cas de manquements en matière de salaire minima, l’administration aura donc le choix d’appliquer cette procédure ou celle prévue au point précédent (cf. rubrique n° 8). On peut toutefois penser -sous réserve de précisions réglementaires à définir-, que cette procédure spécifique devrait être plutôt utilisée. En effet, en cas de manquement aux obligations d’injonction et d’information, le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre est ici tenu au paiement des rémunérations, indemnités et charges sociales au salarié, solidairement avec l’employeur défaillant. Il s’agit donc d’un nouveau cas de solidarité légale à titre de sanction, à l’instar du dispositif existant en matière de marchandage (C. Trav. L8232-2), ou de travail dissimulé (cf. solidarité sociale et fiscale de l’article L8222-5, élargie d’ailleurs par la loi du 10 juillet 2014 au cocontractant, alors que seul le sous-traitant et le subdélégataire étaient jusqu’à présent visés).

 

4. Les donneurs d’ordre ainsi que les maîtres d’ouvrages peuvent par ailleurs voir leur responsabilité pénale engagée, en tant que complices ou coauteurs. Les sanctions pénales applicables sont accrues (aussi bien pour les personnes physiques que les personnes morales), avec la création d’une nouvelle peine complémentaire en cas de délit de travail dissimulé, d’emploi d’étrangers sans titre de travail, de marchandage ou de prêt de main-d’œuvre illicite. En cas de condamnation pénale, si la juridiction correctionnelle prononce une amende, elle aura la faculté d’ordonner la diffusion du jugement, pendant une durée maximum de 2 ans, sur un site internet du Ministère du travail dédié (il faut comprendre que l’identité de l’entreprise figurera sur une « liste noire » … ce qui doit encore nécessiter des précisions réglementaires après avis de la CNIL). Typiquement, les conséquences de cette peine complémentaire pourront s’avérer plus lourdes pour l’entreprise que la peine principale …
 
La juridiction pourra également prononcer contre les personnes morales une peine d’interdiction de percevoir toute aide publique attribuée par l’Etat, les collectivités territoriales, leurs établissements ou leurs groupements ainsi que toute aide financière versée par une personne privée chargée d’une mission de service public, pour une durée fixée par le jugement correctionnel dans la limite de 5 ans (C. pénal, art. 131-39 12° nouveau).

Les règles de procédure pénale sont renforcées en cas de délit commis en bande organisée (dissimulation d’activités ou de salariés ; recours aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé ; marchandage de main-d’œuvre ; prêt illicite de main-d’œuvre ; emploi d’étrangers sans titre de travail). Dans ce cas, les peines applicables sont particulièrement alourdies en matière de travail dissimulé, de marchandage et de prêt de main-d’œuvre illicite (soit au maximum 10 ans d’emprisonnement et 100.000 euros d’amende). Compte tenu des principes généraux, ces peines s’appliquent aux infractions commises à compter de la publication de la loi (C. Pén., art. 112-1).

Au plan de la procédure pénale, toute association, syndicat professionnel ou syndicat de salariés de la branche concerné, à condition d’être régulièrement déclaré depuis au moins 2 ans à la date des faits et que son objet statutaire comporte la défense des intérêts collectifs des entreprises et des salariés, est habilité à se constituer partie civile en matière d’infraction de travail illégal ; même si l’action publique n’a pas été mise en mouvement par le ministère public ou par la partie lésée (CPP, art. 2-21-1 nouveau). Les organisations syndicales représentatives se voient par ailleurs étendre la possibilité -qui existe dans d’autres domaines (ex : discriminations, harcèlements)- d’agir au civil en substitution d’un salarié, sans avoir à justifier d’un mandat de l’intéressé (sauf opposition de celui-ci dans les 15 jours), pour l’application de la législation relative au détachement (C. Trav. L1265-1 nouveau) ou au travail dissimulé (C. Trav. L8223-4 nouveau).

 

5. Côté sanctions administratives, en cas de procès-verbal de travail illégal, les règles de fermeture administrative provisoire (3 mois maximum) et d’exclusion des contrats administratifs (6 mois maximum) sont remaniées. Désormais, ces décisions ne pourront être ordonnées par décision motivée de l’autorité administrative (avec information concomitante) du Procureur de la République, que « si la proportion de salariés concernés le justifie, eu égard à la répétition ou à la gravité des faits constatés » (C. Trav. L8272-2 et 4 modifiés). Le non-respect de ces interdictions administratives, de même que le non-remboursement des aides publiques lorsqu’il a été ordonné, constitue désormais un délit (puni d’un emprisonnement de 2 mois et d’une amende de 3 750 €, pour ce qui concerne les personnes physiques). 

 

6. A noter enfin qu’en matière de travaux de construction, la loi prévoit, pour lutter contre la concurrence déloyale dans les marchés publics, l’obligation pour tout candidat d’être en mesure de justifier sur demande de l’acheteur public qu’il a souscrit un contrat d’assurance le couvrant au titre de la responsabilité décennale obligatoire (C. Ass., L241-1 nouveau). 

La loi prévoit par ailleurs, sous peine de sanctions pénales, des règles spécifiques au domaine du transport routier de marchandises, interdisant notamment la prise du repos hebdomadaire normal à bord du véhicule pour les conducteurs routiers, ou d’instituer des systèmes de rémunération –quels qu’ils soient- variables en fonction de la distance parcourue ou du volume des marchandises transportées, dès lors que ce mode de rémunération est de nature à compromettre la sécurité routière ou à encourager les infractions aux règles relatives aux durées de conduite et de repos applicables aux conducteurs routiers employés par l’entreprise ou mis à sa disposition (C. Trans. L3315-4-1 nouveau). Tout employeur doit en outre veiller à ce que l’organisation du travail des conducteurs routiers soit conforme aux dispositions relatives au droit au repos hebdomadaire normal (C. Trans. L3313-3 nouveau).