Expliquez-nous d’où est partie l’idée d’aborder
l’approche lean autrement ?
Lorsque Jean-Claude Douthe, Jean-François Charuel et moi-même
avons fondé Valessentia, nous venions tous trois d’univers
industriels avec une expérience approfondie de la mise en œuvre
des outils du lean manufacturing. Ce savoir-faire nous a permis
dans les années 2000, lorsque le lean n’était pas encore aussi
« vulgarisé » qu’aujourd’hui, de fournir à nos clients
des résultats significatifs en termes de productivité de l’ordre
de 30 à 50% et même plus encore dans certains cas.
Mais parallèlement, nous constations que d’un point de vue des
conditions de travail, nos interventions comportaient des effets
secondaires en termes de TMS (troubles musculo- squelettiques)
synonymes de souffrance chez les salariés.
Economiquement, pour l’entreprise ce qui était gagné en
productivité d’un côté était en partie perdu de l’autre en
absentéisme, arrêts de travail, baisse de motivation et il ne
nous semblait pas éthique d’accroitre la productivité en générant
de la souffrance.
A cette époque, les solutions permettant de limiter l’impact sur
la santé sans impacter négativement la productivité n’existaient
pas ou pouvaient être rejetées par les opérateurs eux-mêmes pour
qui, ces solutions sensées apporter de meilleures conditions de
travail n’étaient pas « pratiques ».
Lean et bien être au travail sont-ils
compatibles ?
Si l’on s’en réfère aux principes fondateurs du lean édictés par
Taiichi Ohno, il est dit peu de choses sur les conditions
de travail sinon le concept de Muri (pénibilité) et aucun outil
spécifique n’a été développé par Toyota sur le sujet, sinon à se
référer aux préconisations de l’ergonomie naissante
d’après-guerre.
En outre, on assiste aujourd’hui à une démocratisation du lean
qui a ouvert la voie à de nombreuses dérives et erreurs dans la
compréhension des concepts et dans leur mise en oeuvre. Des lean
practicionners et même des cabinets-conseils ont ainsi mis en
place des process lean invalidant fortement la santé des
salariés.
Il faut désormais réparer les dégâts pour ces entreprises mais
aussi redorer le blason du Lean qui se trouve de fait montré du
doigt autant par les employés que les syndicats et les
préventeurs.
Par conséquent, il y a en effet une incompatibilité apparente
entre lean et bien-être, mais elle n’est pas différente de celle
qui, il y a 40 ans affirmait qu’il n’était pas possible de
proposer à la fois un haut niveau de qualité et un prix de vente
« abordable ».
Est-il vraiment possible d’adapter le lean pour créer des
organisations intégrant le Bien-Etre des salariés dans la
notion d’Excellence Opérationnelle ?
Nous avons longtemps cherché sans être tout à fait satisfaits des
résultats que nous avions obtenus. Le recours à l’ergonomie a
certes donné des gains significatifs mais pour nous largement
insuffisants. En effet, l’ergonome va chercher à réduire les
contraintes du poste de travail telles que le bruit, la
disposition des objets au poste, l’effort... mais rien n’est
prévu au niveau de l’opérateur et de son comportement qui peut
aller jusqu’à « adapter » sa gestuelle à ses besoins et
ainsi développer des astreintes préjudiciables pour sa santé.
D’ailleurs, l’approche ergonomique a clairement montré ses
limites puisqu’elle n’a pas suffi à elle seule à juguler la
croissance exponentielle des TMS en Europe. Il manquait comme une
« pièce » dans ce puzzle. Nous l’avons trouvée en
rencontrant Gilles Galichet, ergonome et ergomotricien.
Qu’est-ce que l’ergomotricité et quelle place peut-elle
prendre dans ce contexte ?
L’ergomotricité permet de compléter l’approche de l’ergonomie en
s’intéressant justement à la motricité des individus pour
développer une véritable conscience gestuelle capable de trouver,
dans toutes les situations qui se présentent, le geste
durablement efficace.
La synergie entre nos trois approches : ergonomie,
ergomotricité et lean nous a permis de combler les lacunes
respectives tout en conservant le positif. Ainsi, l’approche
conventionnelle du lean telle que pratiquée encore de nos jours
risque de se trouver en déphasage dans une société où
l’allongement de la durée du travail et le vieillissement de la
population active vont peser fortement sur l’évolution des
modèles d’organisations du travail.
L’opinion publique et les états dont les organismes de tutelle de
la santé et du travail déjà fortement endettés vont accentuer la
pression sur ce point. La dégradation accélérée de la santé au
travail sera de moins en moins tolérée et de plus en plus
sanctionnée. Déjà, par peur d’amalgame, certaines entreprises ont
préféré bannir le mot Lean de leur vocabulaire.
Votre approche semble idéale, mais avez-vous des
résultats probants ?
Oui des résultats chiffrés et qui se maintiennent dans la durée.
Par exemple, nous sommes intervenus il y a maintenant plus de 5
ans dans un atelier de La Redoute qui traitait des retours
d’invendus. 10% des opérateurs de cet atelier avaient des
inaptitudes et étaient très souvent absents pour cause de TMS
contractés sur ces postes. 18 mois après notre intervention ce
taux est tombé à 0 (oui, zéro !) et la productivité
individuelle a augmenté de 15 à 35%.
Autre exemple, un atelier de filetage de poissons, filiale du
Groupe Intermarché dans lequel les conditions de travail étaient
particulièrement difficiles et les TMS impossibles à juguler. 12
mois après, les TMS sont neutralisés, les opérateurs formés à la
gestuelle durablement efficace et la productivité a également
augmenté évitant ainsi l’investissement dans une autre ligne de
filetage.
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