Vous dîtes que notre vision du crime a changé, pourquoi
?
Désormais, on voit le crime, on lit le crime, on vit le crime
dans sa quasi immédiateté. Internet, les réseaux sociaux,
tweeter, ont rétracté le temps et l’espace. Ce qui mettait
quelques mois, quelques semaines, quelques jours, puis quelques
heures à être connu du grand public, entre aujourd’hui partout et
tout de suite dans la vie de tout un chacun.
Cette rapidité a quelques qualités. Mais un rédhibitoire défaut :
la perte de cohérence de l’information par l’absence de toute
mise en perspective, annihilant toute véritable connaissance. Une
information, rarement vérifiée, et plusieurs démentis sont autant
d’éléments qui nourrissent le flux à égalité. Chacun veut aller
plus vite, plus fort, et surtout assurer coûte que coûte un débit
ininterrompu.
Du coup, noyant les quelques experts appelés en renfort, souvent
prudents et attendant de savoir avant de parler, apparaissent des
commentateurs de commentaires, affirmant tout en pensant
interroger, déclamant en pensant informer, noyant en pensant
éclairer.
Si aucun domaine n’est épargné, les questions criminelles ou
terroristes semblent les plus touchées en raison de leur côté
spectaculaire et à l’appétence du monde médiatique pour
l’événement qui permet l’édition spéciale.
On a pu ainsi beaucoup s’étendre sur les origines et les
mutations du crime organisé (« le dernier parrain » fait très
souvent la « une » avant d’être, fort vite, remplacé par son
successeur), les évolutions du terrorisme (on a découvert
beaucoup de « loups solitaires » même quand ils agissaient à
plusieurs et avaient pris soin de faire quelques voyages de
formation), ou sur tout évènement criminel immédiatement classé
comme exceptionnel ou sans précédent.
Dans le même temps, sont négligées ou ignorées des évolutions
majeures de ce qu’on appelle la « face noire de la mondialisation
». Il faut donc cheminer autour de divers sujets majeurs.
Qu'entendez-vous par " face noire de la mondialisation
"?
En premier lieu, il y a lieu de s'intéresser à la globalisation
du crime.
Pour concevoir le crime du XXIe siècle, commençons à le placer
dans son cadre large. Et donc temporellement long. Car la
profondeur historique du crime est considérable. Ce phénomène
tout sauf nouveau n'est plus seulement un sujet pour les grandes
villes ou les Etats nationaux. Le vol d'identité, l'immigration
illégale, le trafic de stupéfiants, les attaques terroristes, le
trafic d'êtres humains et la criminalité financière se
développent entre continents et hémisphères. Pourtant, trop
souvent, la nouveauté des problèmes auxquels le Monde est
confronté est surestimée. Sans perspective historique, il est
difficile de percevoir ces évolutions.
La génération précédant la Première Guerre mondiale fut la
première à affronter le crime à l’échelle internationale. A la
fin du XIXème siècle, gouvernements, observateurs et leaders
d'opinion, ont commencé à s'inquiéter d'une "réduction du Monde",
due aux avancées technologiques de l’époque et à leurs effets
culturels, sociaux, économiques sur le comportement criminel. Ils
ont alors constaté des changements alarmants sur la criminalité
ordinaire et l'apparition de nouvelles formes de criminalité
(anarchisme, esclavage blanc, criminalité des étrangers). Des
nouveaux experts, qui se dénommaient criminologues, utilisèrent
le langage de la science pour tenter de se forger une vision
planétaire du problème.
Dans un remarquable petit ouvrage passé inaperçu, le professeur
anglais Paul Knepper décrit l’émergence de la criminalité
internationale dans la Grande-Bretagne impériale des années
1881-1914. Plus précisément, il explore comment la dimension
internationale est le seul moyen pratique de comprendre le crime
en Grande-Bretagne durant cette période et depuis. Il faut pour
cela revisiter les évolutions en matière de transport, de
communication, et de relations commerciales débouchant sur un
monde interconnecté. Des cette époque, policiers, journalistes,
romanciers et autres observateurs ont décrit la montée en
puissance de criminels professionnels, escrocs internationaux
utilisant les nouvelles technologies de l'époque contre leurs
victimes.
Mais cette internationalisation ne fut pas seulement
technologique, elle avait une dimension impériale. Il faut donc
aussi rappeler les conditions dans lesquelles les autorités
politiques du l'Empire britannique encouragèrent le travail de
décodage du crime à l’échelle internationale. En conséquence de
quoi, l'administration coloniale s'appuya sur des analogies pour
comprendre des personnes et des communautés incompréhensibles
dans les anciens cadres de pensées. La recherche "coloniale"
permit alors des comparaisons entre criminalité interne et
perception d'une "classe criminelle globalisée".
Longtemps, on a vu le criminel comme un individu singulier,
parfois épaulé par un petit groupe (une bande, un gang, un Posse,
…) qui, au rythme d’une carrière plus ou moins spectaculaire,
construisait une légende ou un mythe. Chefs de gangs, meurtriers
en série ou de masse, ont ainsi construit leur image au rythme du
développement des moyens de communication.
Quel média pourrait survivre sans sa (ses) page(s) de faits
divers ? Mais, loin du spectacle, les empires du crime contrôlent
des régions entières et se sont invités au banquet de la
géopolitique mondiale.
Public, journalistes, et parfois policiers, étaient eux mêmes
fascinés par ces « beaux voyous » et quelques road movies plus ou
moins romancés mais fondées sur des faits réels, condensés dans
le temps et dans l’espace.
Depuis la reconnaissance, un peu forcée, par Edgar Hoover de
l’existence de la Mafia aux Etats Unis, après le « raid
d’Apalachin » fin 1957, le crime organisé est désormais reconnu
comme tel. Mais pendant longtemps, il n’était identifié que par
des chefs de file de familles ayant développé des « business
models » marqués par des opérations criminelles classiques
(racket, prostitution, trafics) largement sous-estimés. Depuis il
a beaucoup progressé.
Non seulement la mondialisation criminelle n’a pas attendu celle
des Etats, mais elle les a atteints au cœur. De plus, considérant
la faiblesse de certains Etats, les cartels criminels ont décidé
de recréer des territoires qui ne sont plus limités à quelques
jungles difficiles d’accès comme ce fut le cas pour les FARC en
Colombie ou du Triangle d’or birman.
Dans le même temps, de la « récession Yakuza » des années
quatre-vingt, en passant à la même époque par les Savings and
Loans (caisses d’épargne) américaines), puis par le Mexique, la
Russie ou la Thaïlande, une série de crises financières à
dimension criminelle – plus ou moins prononcée - a ébranlé les
principaux pays du Monde durant les trente dernières années. Et
ce sans que les régulateurs centraux n’y prête la moindre
attention, alors même que le Fonds monétaire international (FMI)
estime la masse d’argent sale entre 1 % et 5 % du produit
intérieur brut (PIB) mondial. Le monde du crime est devenu un
acteur financier de première importance.
La lutte contre le terrorisme peut-elle devenir plus
efficace ?
Depuis toujours la définition du terrorisme fait défaut. Les
grandes organisations internationales ont le plus grand mal à
préciser ce que c’est. On est toujours le terroriste ou le
résistant de quelqu’un d’autre. De la confusion dans les termes
nait une difficulté dans la thérapie : Comment soigner ce qu’on
ne peut pas diagnostiquer ?
Depuis la réapparition après la chute du mur de Berlin en 1989,
d'un terrorisme d'une nature différente des précédents
(indépendant des grands Empires, qui pouvaient permettre ou
empêcher une action en tenant les camps d'entraînements, les faux
papiers, l'argent, les armes et les explosifs), on s'interroge
beaucoup sur la nature des terroristes implantés qui ont peu à
peu remplacé les opérateurs importés.
Les organisateurs de la tragédie du 11 Septembre 2001 se sont
pour l’essentiel appuyés sur des agents envoyés en Occident.
Depuis, le nombre d’opérateurs nés en occident ou y résidant
depuis leur enfance, certains convertis, a fortement progressé.
Si beaucoup d’entre eux continuent à voyager vers des pays
disposant de prédicateurs qui les confortent dans leur volonté
criminelle, d’autres, de plus en plus nombreux, sont connectés
par leurs ordinateurs sans avoir besoin de se déplacer et donc
avec de moindres chances d’être identifiés.
La situation n'est certes pas nouvelle, mais la capacité
d'amnésie des dispositifs de lutte semble sans limite et les
services restent relativement imperméables aux évolutions
précédant une tragédie, avant de se réadapter à marche forcée,
passant ainsi de l'extrême déni à l'extrême inverse.
Avec Khaled Khelkal en 1995, puis le Gang de Roubaix en 1996, la
France a connu la douloureuse expérience des hybrides,
mi-gangsters, mi-terroristes, naviguant entre deux fichiers et
échappant ainsi à l'attention des services incapables de faire la
connexion et de dépasser les cloisonnements. Seize ans plus tard,
Mohammed Merah rappellera que le processus fonctionnait toujours,
comme cela avait d'ailleurs été longuement rappelé dans l'étude
de Mitch Silber que j'avais supervisée pour le NYPD (Police de
New York) sur la Radicalisation en Occident, la menace
intérieure, en 2006.
Que pensez-vous de l'évolution des cyberattaques
?
Il ne se passe pas de jours sans une information signalant la
réussite d’une opération de pénétration dans des serveurs
sécurisés publics ou privés, le pillage de distributeurs de
billets de banque, l’annonce d’un prise de contrôle de commandes
de réseaux d’eau, d’électricité, de dispositifs médicaux, ou même
de surveillance… Mais l’essentiel, le cœur du réseau et sa partie
cachée, est rarement évoqué.
Et on feint chaque fois de découvrir le problème, après Echelon,
Carnivore, Prism, outils de plus en plus intrusifs, dont nul ne
connaît l’efficacité réelle proclamée, notamment en matière de
lutte contre le terrorisme.
Si les annonces apocalyptiques des premières années de prise de
conscience des mécanismes de hacking n’ont guère rencontré
d’écho, et si les effets réels des opérations de cyberfraude ont
en général nécessité le soutien involontaire de nombreuses
victimes intéressées à l’expansion de leur outil reproducteur, à
leurs capacités nocturnes ou à l’aubaine de récupérer quelques
millions de dollars volés par un illustre inconnu subitement
décédé et dont la veuve réclame le soutien par internet, des
évolutions plus récentes semblent montrer qu’un nouveau palier a
été atteint. A la fois en termes d’expansion du nombre de comptes
visés, notamment en falsifiant des courriels d’EDF, mais
également des moyens techniques utilisés, notamment le
rançonniciel masqué derrière la puissance publique (impôts ou
douanes).
Le blanchiment, notamment via l'utilisation de cartes prépayées,
est également devenu un élément de préoccupation, notamment en
raison des effets pervers de mesures de libéralisation de l’Union
Européenne.
Consultez le site Préventica Maroc