Si les trafics ont toujours existé, ils ont développé une dimension transnationale dans le sillage de la mondialisation et à la faveur de la chute du Rideau de fer. Stupéfiants, armes, traite des êtres humains y compris à travers l’immigration clandestine, mais aussi cigarettes, espèces protégées (faune et flore), contrebande de ressources naturelles, trafics de déchets, d’œuvres et d’ouvrages d’art, de véhicules volés, contrefaçon et piratage, cybercriminalité, fraude économique et, in fine, blanchiment forment ce qu’il est convenu d’appeler les « grands trafics illicites ».
L'irruption du crime dans la sphère économique
Aussi différents qu’ils semblent être, ces flux obéissent aux
mêmes lois cardinales de l’offre et de la demande et aux mêmes
principes de concurrence, de rentabilité, de course à
l’innovation, de gain de
parts de marché ou de réduction des coûts.Le tout dans un seul
but : dégager des profits rapides.Cette puissance financière
ouvre au crime organisé la voie des pouvoirs politique,
administratif et judiciaire, par l’utilisation d’un savant dosage
de menace, chantage et surtout de corruption. Désormais bien
assis, le crime organisé recherche l’anonymat. Il y parvient en
créant desfaçades légales, en s’immisçant de manière licite dans
des entreprises, en investissant dans des activités essentielles
de l’économie mondiale… L’ensemble de ces activités dégage à leur
tour des bénéfices ou permet (à travers le blanchiment) le
recyclage des profits issus des trafics. Logiquement, l’économie
se criminalise sous l’effet de cette irruption de l’activité
criminelle au sein de la sphère légale.
Si ces différents trafics posent de réels enjeux économiques, de
santé et de sécurité publique, ils peuvent, en outre, alimenter
des conflits locaux de nature à déstabiliser les équilibres
géopolitiques globaux. Ce pouvoir d’influence, non plus
simplement perturbateur, est de nature à reconfigurer les
relations internationales au point de dépasser les classiques
clivages Nord-Sud et Est-Ouest au profit d’un nouveau modèle, et
d’estomper les frontières classiques entre Défense nationale et
sécurité intérieure, créant ainsi un continuum défense et
sécurité nationale. À l’échelle mondiale, les flux illicites
exercent une influence réelle sur les relations internationales.
À l’échelle locale, les acteurs de ces flux illicites, du grand
criminel au petit caïd, incarnent un modèle alternatif de
développement.
En cela il n’y a plus
de petite ou de grande délinquance puisque les deux alimentent le
même modèle. Ensemble, ils et elles sont facteurs de chaos et de
dérèglement. Nous sommes probablement à l’aube d’une ère nouvelle
où l’économie des flux illicites, devenue une force de marché,
irradie d’autant plus fortement le champ politique qu’elle
emporte des enjeux géostratégiques évidents.
L’absence de prise en compte, et donc de riposte adaptée, conduit à un affaiblissement de la puissance publique qui ne parvient plus à assurer sécurité et développement économique, permettant ainsi tant aux organisations criminelles qu’aux petits délinquants de présenter une méthode alternative d’organisation sociale. Telle est la mécanique à l’œuvre dans les cités où le trafic de stupéfiant sévit à grande échelle. Telle est aussi la question qui peut être posée à la lumière de ce que nous savons de la reconstruction de la ville de Kobé après le tremblement de terre qui l’a détruit dans les années quatre-vingt. Un État en faillite ne pouvant assumer ses obligations est remplacé par des organisations criminelles structurées dont les capacités financières permettent d’assurer la résilience de la société impactée par la catastrophe. Ce schéma est clairement celui qui peut être reproduit pour la reconstruction de la région de Fukushima.
Bien évidemment, cette « gouvernance » alternative n’est ni démocratique, ni préoccupée par les problématiques de développement durable. La primeur faite à une rentabilité aussi immédiate que possible s’assimile à une politique de « terre brûlée ». Et naturellement la santé publique, la sécurité économique, la stabilité financière au sein des états concernés sont affectées par ce phénomène longtemps resté dans l’ombre et parfois même nié par ceux-là même qui dirigent ces états.
Dossier extrait de la revue Préventique n°121 janvier/février 2012