Revirement de jurisprudence sur la responsabilité pénale de l’entreprise personne morale

ORGANISATION DE LA PREVENTION || Management SST
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23/03/2021 - Sébastien MILLET

Une société absorbante (A) peut-elle être condamnée pénalement au titre d’une infraction commise avant l’opération de fusion par la société qu’elle absorbe (B)?


La question est particulièrement importante en pratique, sachant que dans la vie des affaires, les entreprises constituées sous forme de société sont fréquemment appelées à faire l’objet d’opérations de restructuration ou de transformation juridique, notamment par la voie de fusion-absorption.

Or, nombreux sont les risques de responsabilité pour la personne morale, par exemple dans la sphère HSE, en tant qu’employeur (cf. infraction aux règles du droit du travail telle que l’inobservation de la réglementation sur la santé et la sécurité au travail), ou en tant qu’exploitant (cf. infractions en matière environnementale).

Si la question se pose, c’est parce qu’en vertu de principe fondamental du droit pénal, « nul n’est pénalement responsable que de son propre fait » (C. Pén., art. 121-1).

Or, une fusion absorption a pour effet d’entraîner la dissolution de l’entité absorbée et la disparition de sa personnalité juridique, ce qui, par analogie avec les règles sur la responsabilité pénale des personnes physiques, équivaut à un décès et entraîne l’extinction de l’action publique.

Traditionnellement, la jurisprudence pénale a donc retenu une application stricte de ce principe, faisant ainsi obstacle à ce que la personne morale absorbante puisse être déclarée pénalement responsable au titre de faits commis avant l’opération, pour le compte de la société absorbée, par ses organes ou représentants.

Cette position est dorénavant révolue.

En effet, la Chambre criminelle de la Cour de cassation vient de changer de paradigme, en considérant désormais que la responsabilité pénale est transférable à la société absorbante (Cass. Crim. 25 novembre 2020, n° 18-86955).

Ce revirement tire les conséquences de la position du droit de l’Union européenne, dont la jurisprudence avait précédemment considéré concernant notamment l’application des directives relatives aux droit des sociétés, qu'une fusion par absorption entraîne la transmission à la société absorbante de l'obligation de payer une amende prononcée post-fusion pour des infractions au Code du travail commises par la société absorbée ante-fusion (cf. CJUE, 5 mars 2015, C-343/13).


Sans entrer dans le détail de la riche argumentation retenue par l’arrêt pour motiver ce revirement, retenons en substance que celui-ci s’inscrit dans une volonté de tenir compte de la réalité économique de l’entreprise (cf. notion de « continuité économique et fonctionnelle »), tandis que l’assimilation « anthropomorphique » d’une entreprise à une personne physique pouvait présenter un caractère artificiel compte tenu des spécificités propres aux personnes morales.   

Cette solution permet de faire ainsi primer la logique répressive, qui relève de l’ordre public absolu, dans une double approche à la fois dissuasive et d’effectivité de la sanction pénale.

Chacun comprend bien que cette évolution de jurisprudence est susceptible d’avoir un impact défavorable, qui doit particulièrement être bien anticipé dans le cadre des projets de restructuration, et notamment lors des audits juridiques.

Afin de ne pas porter atteinte à la sécurité juridique fondée notamment sur la prévisibilité de la règle applicable (cf. CEDH, art. 7), la Cour de cassation nuance toutefois la portée de sa nouvelle interprétation.

Ce transfert de responsabilité à la personne morale absorbante ne peut ainsi s’appliquer qu'aux traités de fusion conclus postérieurement au 25 novembre 2020.

L’arrêt réserve cependant une exception notable à cette règle de non-rétroactivité : en cas de fraude (opération conduite dans le but d’éluder la responsabilité pénale en faisant disparaître la personne morale), les sociétés absorbantes pourront être poursuivies et voir leur responsabilité pénale engagée même si l’acte de fusion-absorption a été conclu antérieurement à cette date.

À noter par ailleurs que sont ici concernées les opérations relevant de la directive « fusions » (cf. directive (UE) 2017/1132 du 14 juin 2017), ce qui vise les sociétés anonymes, ainsi que plus généralement, les sociétés par actions (type SAS, dans la mesure toutefois où ces règles sont compatibles avec les dispositions particulières les concernant, aux règles concernant les sociétés anonymes).

Pour l’heure, cette position semble circonscrite, et il conviendra d’attendre de plus amples développements judiciaires pour savoir si cette interprétation sera étendue aux autres formes de sociétés commerciales (type SARL), voire à d’autres formes d’opérations (cf. apport partiel d’actifs, scissions, ce qui serait plus discutable dès lors que ces opérations n’entraînent pas la dissolution de la personne morale).

Tout état de cause, il est important de préciser que s’agissant des peines susceptibles d’être prononcées, ce transfert de responsabilité vers l’entité absorbante ne concerne, aux termes de la décision, que les peines d’amende et de confiscation, à l’exclusion d’autres peines prévues par la loi (cf. C. Pén., art. 131-39 en matière délictuelle : publication, interdiction d’exercice, exclusion des marchés publics, dissolution, etc.). Cela s’explique par le fait que la fusion-absorption entraîne la transmission universelle du patrimoine de l’absorbée vers l’absorbante, ce qui permet de justifier l’application de peines de nature patrimoniale.

Pour autant, cela n’exclut pas l’inscription au casier judiciaire de la condamnation, selon les règles applicables aux personnes morales.

À l’inverse, il est essentiel de préciser que du point de vue des droits de la défense, la société absorbante poursuivie disposera en tant que prévenue, des mêmes droits que ceux dont aurait pu bénéficier la société absorbée, et pourra notamment se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer.

Cela s’avère capital dans la mesure où ce revirement ne saurait entraîner de responsabilité pénale de plein droit pour la société absorbante.

Au contraire, elle bénéficie de la présomption d’innocence, et sa responsabilité suppose d’établir avec certitude :


Cela n’est pas neutre dans la mesure où postérieurement à la fusion, la poursuite de l’exploitation peut être confiée à de nouveaux dirigeants ne souhaitant pas faire assumer à la société une forme de « responsabilité du fait d’autrui » …