Faut-il y voir un signal en faveur d’un allègement de la
responsabilité juridique pour les entreprises et leurs
dirigeants ?
Voici quelques éléments d’analyse :
1) Sur le nouveau « droit à l’erreur »
administrative :
La loi « société de confiance » n° 2018-727 du 10 août 2018 instaure un nouveau cadre de relations entre l’administration et les usagers des services publics, basé notamment sur une administration de conseil et de services.
Deux mécanismes sont mis en place, dont pourra profiter chaque entreprise :
- Un droit à régularisation en cas d’erreur (CRPA, L123-1
s.) : en cas de première méconnaissance d’une règle
applicable ou d’erreur matérielle lors du renseignement de sa
situation, aucune sanction administrative (pécuniaire ou
privative de prestation) ne pourra être prononcée par
l’administration si l’entreprise a régularisé sa situation,
spontanément ou après invitation à le faire dans un certain
délai. Ce principe d’invitation préalable n’est toutefois pas
applicable en cas de mauvaise foi -entendue comme une
méconnaissance délibérée de la règle applicable- ou de fraude (ce
dont la preuve incombe alors à l’administration).
- Un droit au contrôle administratif (CRPA, L124-1 s.) : l’entreprise de bonne foi est autorisée en principe à demander de faire l’objet d’un contrôle prévu par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, dans un délai raisonnable, à condition que cette demande n’entrave pas le programme de contrôle de l’administration concernée. L’intérêt est de rendre alors le contrôle opposable à l’administration, sous réserve du changement de circonstances ou de position administrative.
Toutefois, des exceptions sont prévues : ainsi, le droit à
l’erreur n’est pas invocable concernant les sanctions
administratives en cas notamment de méconnaissance des règles
préservant « directement » la santé publique,
la sécurité des personnes et des biens ou l’environnement. La
santé-sécurité au travail est donc exclue du droit à
l’erreur. Précisons dans ce prolongement que dans le domaine de
la santé-sécurité au travail, les règles sur l’obligation
administrative de procéder dans certains cas de non-conformité
réglementaire à une mise en demeure préalable avant établissement
d’un procès-verbal d’infraction ne sont pas modifiées (cf.
notamment C. Trav., R4721-5).
S’agissant du droit au contrôle, son opposabilité est limitée car
ses conclusions ne peuvent faire obstacle à l’application des
dispositions législatives ou réglementaires préservant là encore
« directement » la santé publique, la sécurité des
personnes et des biens ou l’environnement. Autrement dit, la
validation administrative d’une pratique n’exclut pas la
possibilité d’une analyse divergente (par exemple en cas
d’accident) ni le risque de poursuites pénales en cas
d’inobservation de textes réglementaires en
santé-sécurité (sauf pour l’employeur de bonne foi à tenter
de se défendre en invoquant alors l’erreur de droit - cf. C.
Pén., art. 122-3-, étant toutefois précisé que cette cause
d’irresponsabilité pénale est très rarement admise en
jurisprudence, uniquement lorsqu’il est prouvé que l’erreur était
insurmontable).
En outre, il est prévu que cette opposabilité s’applique
« sous réserve des droits des tiers ». A
compter de l’entrée en vigueur de la loi, la prise de position
administrative favorable n’aura donc qu’une portée limitée,
vis-à-vis de l’administration uniquement (ce qui n’empêche pas de
pouvoir toujours en faire état, par exemple en cas de contentieux
dans les rapports employeur-salariés, mais sans que le juge ne
soit lié par l’interprétation administrative).
Cette évolution favorable est donc à relativiser, d’autant qu’il
existe en pratique un écart important entre la volonté de
transformation vers une « administration
bienveillante », et la perception de défiance mutuelle
qu’entretiennent les administrations et leurs usagers,
particulièrement dans le domaine des relations de travail.
L’expérience l’a montré dans d’autres domaines (égalité
professionnelle, cotisations sociales), les employeurs se
montrent réticents, souvent à juste titre, à solliciter une prise
de position formelle de l’administration, cette démarche à double
tranchant pouvant être à l’origine d’un contrôle (précisons
d’ailleurs ici que la loi instaure une expérimentation régionale
sur la limitation de la durée des contrôles de l’Inspection du
travail dans les TPE/PME).
Les procédures de rescrit administratif (élargies ici par la loi,
notamment en matière de conformité du règlement intérieur – cf.
C. Trav., L1322-1-1), qui permettent d’obtenir une décision
expresse opposable à l’administration, risquent de rester peu
utilisées en pratique, d’autant qu’elles ne sont pas généralisées
à toutes les thématiques.
La question de l’opportunité d’une telle démarche mérite
néanmoins d’être posée et appréciée au cas par cas, car cela peut
avoir du sens.
L’efficacité de ces mesures dépendra donc surtout de la capacité
des acteurs à changer leurs perceptions et à s’inscrire dans une
véritable démarche d’accompagnement aux entreprises, orientée
plus sur le conseil que sur la sanction. Rappelons au passage
qu’avec le nouveau Code de déontologie du service public de
l’Inspection du travail, les agents de contrôle sont tenus de
fournir des informations et des conseils aux usagers -y compris
les employeurs- sur le droit applicable, sur sa portée et sur les
moyens d’assurer son respect (C. Trav., R8124-20).
Dans cette ligne, il est notable que la loi ait assoupli le
régime des amendes administratives en droit du travail (cf. C.
Trav., L8115-1), en permettant à l’Inspection du travail de
prononcer un simple avertissement plutôt qu’une amende
systématique, en cas de manquement dans le domaine des conditions
de travail (sous réserve que des poursuites pénales ne soient pas
engagées par ailleurs à ce titre). Cette faculté est bienvenue,
afin de tenir compte des circonstances, de la gravité du
manquement et du comportement de l’employeur, notamment de sa
bonne foi. Cela étant, cet assouplissement doit être
immédiatement relativisé au regard du fait que la loi n° 2018-771
du 5 septembre 2018 sur la liberté de choisir son avenir
professionnel vient de doubler le plafond maximum des amendes
administratives susceptibles d’être prononcées, désormais à
hauteur de 4000 euros, appliqué autant de fois qu’il y a de
travailleurs concernés par le manquement (C. Trav., L8115-3).
2) Sur les pistes de réforme de la santé au travail vers
un système simplifié pour une prévention renforcée
Parmi les nombreuses recommandations figurant au rapport LECOCQ
d’août 2018 à la demande du Gouvernement, certaines suggestions,
accessoires à la mesure principale d’unification institutionnelle
du système de santé au travail et de guichet unique aux
entreprises, retiennent l’attention :
- D’une part, la proposition de simplification des règles en
matière d’évaluation des risques professionnels : pour
rendre celle-ci opérationnelle, il est proposé de supprimer
l’exigence formelle du document unique d’évaluation des risques,
et d’intégrer l’évaluation dans un nouveau support obligatoire,
dénommé « plan de prévention ».
L’évaluation des risques obligatoire serait en outre cantonnée aux risques majeurs pour les plus petites entreprises.
Le constat selon lequel le document unique, obligatoire depuis 2001, est souvent vécu comme une contrainte purement formelle dépourvue de réelle efficacité préventive, paraît difficilement contestable. Cette obligation est en effet (trop) souvent appréhendée uniquement sous l’angle de la conformité juridique et non d’une recherche de maîtrise des risques opérationnels, alors que c’est là que pèse en fait véritablement l’obligation de sécurité pour l’employeur.
Pour autant, l’analyse des risques reste méthodologiquement incontournable pour une prévention effective. La formalisation ne devrait être appréhendée que comme un moyen de démonstration de la démarche, non comme une fin en soi. Il ne faut pas perdre de vue en outre que la démarche de prévention et d’analyse de risques est permanente avec la vie de l’entreprise, et qu’il est réducteur de la figer à un instant T.
Cette piste de réforme ne prévoit pas de supprimer tout formalisme (ni la traçabilité qui s’y attache) ; elle déplacerait simplement le curseur d’une logique d’inventaire vers une logique d’action en mettant l’accent sur les mesures de prévention. C’est d’ailleurs déjà ce que font de nombreuses entreprises ayant adopté une démarche structurée dans ce domaine.
Observons que cette généralisation du « plan de prévention » nécessitera de définir son articulation avec l’actuel plan de prévention du même nom mais qui traite des risques d’interférences dans le cadre de la coordination générale de la sécurité en cas d’interventions d’entreprises extérieures (C. Trav., R4512-6 s.), ce qui constitue d’ailleurs un point de vigilance majeur.
La responsabilité de l’employeur ne sera donc logiquement pas atténuée, mais ses démarches seraient facilitées, surtout via la mise en place de services plus efficaces (ce qui constitue un autre axe des mesures proposées).
A ce sujet, le fait d’autoriser les petites entreprises à ne formaliser que l’évaluation de leurs risques majeurs posent un certain nombre d’interrogations : comment définir les entreprises concernées (taille, secteur, etc.) ? Comment assurer l’égalité du droit à la protection de la santé entre les travailleurs selon leur entreprise d’appartenance ? Comment définir ce qui relève du risque majeur (fréquence, gravité, nombre de personnes exposés) ? Quelle marge d’autonomie laisser à l’employeur dans ces choix ? Etc. Si alléger les démarches administratives (le formalisme documentaire) est une chose, il faut se garder de toute méprise car il ne doit pas s’agir d’éluder la prévention sur les autres risques au motif qu’ils ne présenteraient pas un caractère « majeur ». On sait combien la sous-estimation et l’impréparation face à des risques a priori mineurs peut être accidentogène et engager in fine la responsabilité de l’employeur pour manquement à son obligation de sécurité. Dans tous les cas, l’employeur devra être en mesure de démontrer les diligences accomplies en vue de la prévention de ces risques jugés « secondaires » (cf. principes généraux de prévention notamment – C. Trav., L4121-2).
- D’autre part, sur la proposition de rendre les textes
réglementaires en santé-sécurité applicables à titre
supplétif : cette idée s’inspire manifestement sur la
nouvelle architecture des normes qui tend à se diffuser en droit
du travail, basée sur le triptyque ordre public/ champ de la
négociation collective/ dispositions supplétives à défaut
d’accord.
Assurément, promouvoir l’autonomie de la norme conventionnelle et l’amplification de la négociation collective dans le champ de la santé-sécurité au travail, ne peut qu’être approuvé.
La négociation collective interprofessionnelle et sectorielle (surtout avec le projet de fusion des branches professionnelles en cours), voire au niveau des groupes ou des entreprises, présente tout son sens.
Cela mérite d’être développé, ce qui suppose un volontarisme des partenaires sociaux et un appui en termes d’expertise, afin de ne pas limiter le champ de la négociation collective à l’expression de simples généralités.
La difficulté est toutefois que le cadre réglementaire -qui s’applique pour l’essentiel sans considération de seuil d’effectif- relève de l’ordre public absolu, puisque passible de sanctions pénales en cas de violation (toutes les prescriptions réglementaires constituent autant d’obligations particulières de prudence ou de sécurité dont l’inobservation est pénalement répréhensible à plusieurs titres selon qu’elle entraîne ou non des conséquences dommageables). Sans le dire, cette mesure de supplétivité reviendrait potentiellement à dépénaliser toutes les non-conformités réglementaires touchant la santé-sécurité au travail, ce qui constituerait une véritable révolution …
Ajoutons par ailleurs que de très nombreux textes réglementaires sont des mesures de transpositions de directives européennes édictant des exigences minimales de sécurité, et pour lesquelles l’Etat français ne dispose pas d’une telle marge d’adaptation nationale.
La faisabilité d’une telle réforme appelle donc à une certaine circonspection sur le plan juridique, surtout s’il devait être question d’autoriser les entreprises à s’affranchir unilatéralement de ces obligations.
Certes, le fait de préciser que cette mesure interviendrait « sans rien céder à l’exigence de sécurité » constitue un garde-fou, et on ne peut que saluer la volonté de réduire l’écart de conformité entre la norme et le réel, qui est souvent à l’origine d’une démobilisation dans la prévention.
Toutefois, l’objectif de réduire l’insécurité juridique de l’employeur pourrait-il réellement être atteint alors que la possibilité de déroger à la norme réglementaire serait laissée à son appréciation, sous sa propre responsabilité ?
Le rapport ne fournit pas ici plus de précisions, si ce n’est d’exiger que les dispositions de prévention prises devraient répondre « au même objectif que la réglementation ». Sans doute est-il insuffisant au regard du droit constitutionnel à la protection de la santé de se contenter de simples objectifs …
Or, le risque zéro n’existant pas, qui pourra sérieusement certifier à l’employeur que de telles mesures alternatives garantissent effectivement un niveau équivalent de protection aux travailleurs, lui permettant d’être serein dans la mise en œuvre de pratiques dérogatoires ? Quelle entreprise prendra ce risque ?
L’invocation du caractère supplétif des textes serait ainsi probablement cantonnée au domaine judiciaire, pour invoquer en défense l’absence de non-conformité.
En définitive, cela restera finalement au juge d’apprécier la pertinence des mesures de prévention compensatoires et leur caractère suffisant, comme aujourd’hui. Autant dire qu’il en découlerait un fort aléa … En cas d’accident, l’expérience montre combien on est « toujours plus intelligent après » ; s’il apparaît que l’employeur a pris le risque de se démarquer des prescriptions réglementaires au profit de mesures de prévention jugées insuffisantes, il faut s’attendre à ce qu’il soit sévèrement sanctionné.
« La liberté implique la responsabilité » …
Paradoxalement, en donnant plus d’autonomie à l’employeur dans le choix des moyens et procédures à mettre en œuvre, sa responsabilité pourrait se retrouver au contraire renforcée en suivant la logique d’obligation de sécurité de résultat, ce qui vient quelque peu à contre-emploi par rapport à l’évolution jurisprudentielle amorcée depuis 2015 au niveau de la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Le rapport ne suggère pas de légiférer sur la nature de l’obligation de sécurité, mais le débat reste ouvert.