Les juges face aux risques émergents

ORGANISATION DE LA PREVENTION || AT / MP - Pénibilité
/
14/03/2019 - Sébastien MILLET

Dans le cadre de plusieurs jugements récents, dont les médias se sont fait l’écho, des tribunaux de première instance ont été amenés à reconnaître le caractère professionnel d’accidents ou de maladies pour des travailleurs exposés à des risques professionnels rarement appréhendés devant les juridictions.


Citons ainsi :

  • La reconnaissance d’un accident du travail concernant un salarié victime d’un malaise cardiaque et d’un accident de la circulation alors qu’il transportait des algues vertes en décomposition, et s’était trouvé exposé à des gaz de sulfure d’hydrogène (H2S) et d’ammoniac (HH3), sans équipement de protection individuelle (TASS des Côtes d’Armor du 14 juin 2018, n° 21600018). La CPAM est condamnée à prendre en charge l’accident, lequel bénéficie de la présomption d’imputabilité au travail, étant survenu au temps et au lieu du travail, quand bien même le salarié avait une fragilité cardiaque, dès lors que la preuve d’une cause totalement étrangère n’est pas rapportée en l’espèce.
  • La reconnaissance d’un accident du travail concernant un salarié victime d’un malaise lié à un syndrome d’électrohypersensibilité au temps et au lieu de son travail, alors qu’il était affecté à un poste non-conforme à plusieurs avis d’aptitude avec réserve recommandant une faible exposition aux ondes électromagnétiques (cf. TASS des Yvelines du 27 septembre 2018, n° 15-00718/V). Les conclusions d’expertise ne pouvant exclure tout lien avec le travail et faute qu’une cause totalement étrangère puisse être établie (trouble uniquement psychiatrique), la présomption d’imputabilité est retenue, imposant ainsi à la CPAM de prendre en charge l’accident au titre du risque professionnel.
  • A nouveau dans ce même registre de risque, mais cette fois concernant un agent public, la reconnaissance de l’imputabilité au service d’un cas d’hypersensibilité électromagnétique liée à une exposition prolongée et régulière à des champs générés par des appareils de laboratoire (cf. Tribunal administratif de CERGY-PONTOISE du 17 janvier 2019, n° 1608265). Le jugement considère qu’au vu des données admises de la science et malgré l’absence de consensus médical, il existait néanmoins en l’espèce un faisceau d’éléments permettant de conclure à une probabilité suffisante que la pathologie qui affecte l’agent soit en rapport avec son activité professionnelle (à savoir notamment l’avis favorable de la Commission de réforme ; l’exposition sur le lieu de travail prolongée, significative, plurielle et simultanée à des champs électromagnétiques de fréquences multiples, dont certains atypiques ; l’existence de troubles réels et invalidants médicalement constatés ; l’absence d’état antérieur ou de facteurs extérieurs aux conditions particulières d’exécution du service). Partant, la seule circonstance que la pathologie pourrait avoir été favorisée par d’autres facteurs ne suffisait pas, à elle seule, à écarter la preuve de l’imputabilité dès lors que l’administration n’a pas établi que ces autres facteurs auraient été la cause déterminante de la pathologie.
  • Également, la reconnaissance de l’origine professionnelle d’une maladie de Parkinson contractée par un salarié agricole exposé pendant toute sa carrière à des pesticides utilisés dans son environnement de travail, et la condamnation de la Caisse de MSA à prendre en charge au titre de la maladie professionnelle les suites de son décès (cf. TASS du Maine-et-Loire du 11 mars 2019).

Si ces solutions sont classiques, leur application à des données de risques nouvelles interpelle compte tenu des enjeux, tant sanitaires que financiers, que représentent les risques émergents, dans un contexte de plus en plus marqué par une défiance du public à l’égard de l’utilisation de certaines substances ou technologies.

Toutefois, il faut bien reconnaître que les consommateurs ne sont pas protégés de la même manière que les travailleurs, dont la liberté de choix est beaucoup plus limitée.
Plusieurs enseignements méritent d’être tirés de ces quelques décisions :

  • Si l’expertise scientifique et médicale occupe une place centrale dans le débat et l’appréciation de la causalité, les juridictions, qu’elles soient de l’ordre judiciaire ou administratif, conservent néanmoins leur liberté d’appréciation et de qualification juridique, y compris lorsque les données acquises de la science ne sont pas totalement certaines, et font ainsi manifestement preuve de bienveillance à l’égard des travailleurs concernés ou de leurs ayants droit (ce qui fait particulièrement écho compte tenu de l’enjeu de santé publique lié aux pesticides et au développement prévisible des contentieux dans ce domaine, en France comme à l’étranger) ;
  • Ces décisions illustrent la difficulté de rapporter la preuve de l’existence d’une cause totalement étrangère, dès lors que l’expertise n’écarte pas tout lien avec le travail ;
  • A défaut, la responsabilité de l’employeur pour manquement à l’obligation de sécurité-prévention est posée, et on constate au travers de ces affaires que cette question est omniprésente en arrière-plan, même s’il n’était question que de reconnaissance du caractère professionnel dans les rapports entre l’assuré social et l’organisme de Sécurité sociale ;
  • Enfin, on ne peut ici que constater la nécessité d’une approche transversale entre les problématiques de santé publique, d’environnement et de santé au travail (cf. en ce sens le 6e axe stratégique du plan national de santé au travail pour 2016-2020).