notamment en évitant ou en réduisant les risques d’exposition au
  Covid-19 (cf. précédent article).
  
  Cette pandémie exceptionnelle vient clairement mettre en lumière
  les enjeux de sécurité et de protection de la santé, et la
  porosité forte entre santé publique et travail (cf.
  transversalité qui constitue d’ailleurs un des objectifs du 3e
  Plan santé au travail).
  
  Les réflexions menées actuellement au sujet des mesures de
  réorganisation nécessaires au redémarrage méritent d’être
  conduites à la lumière de plusieurs décisions de justice de
  première instance rendues ce mois-ci, qui viennent illustrer les
  exigences des juges notamment en matière d’évaluation des risques
  professionnels.
  
  Ces décisions sont particulièrement marquantes, d’une part au
  regard de leur contexte, avec un service public de la Justice mis
  pour l’essentiel en « quarantaine » ; d’autre part au regard de
  leur portée concrète.
  
  Nous nous intéresserons ici particulièrement à l’ordonnance de
  référé rendue par le Tribunal judiciaire de Nanterre le 14 avril
  2020 concernant l’action engagée à l’encontre du géant mondial du
  e-commerce AMAZON, largement médiatisée par ailleurs (cf.
  également Tribunal judiciaire de Paris, référés, 9 avril
  2020 ; Tribunal judiciaire de Lille, référés, 3 avril
  2020).
  
  Sans entrer ici dans le détail des demandes et de l’argumentation
  des parties, la problématique était d’apprécier la suffisance des
  mesures de protection mises en œuvre sur plusieurs sites de
  l’entreprise, confrontés à une forte activité liée à la
  demande.
  
  Si les demandes formées au titre de l'interdiction des
  rassemblements simultanés de plus de 100 personnes sont rejetées,
  la décision retient en revanche l’existence d’un trouble
  manifestement illicite, motivée au regard de la violation par
  l’entreprise de son obligation de sécurité et de prévention de la
  santé des salariés, dans un contexte où notamment, plusieurs
  alertes préalables pour motif de danger grave et imminent avaient
  été déclenchés avec usage du droit de retrait, et plusieurs
  courriers de mise en demeure et lettres d’observations avaient
  été notifiés par les services d’Inspection du travail.
  
  Sans faire droit à toutes les demandes présentées par le syndicat
  et l’association requérants, la décision estime nécessaire de
  prendre des mesures afin de prévenir le risque de dommage
  imminent :
  
- En ordonnant à la société de restreindre les activités de ses
  entrepôts à la réception des marchandises, la préparation et
  l'expédition des commandes de produits alimentaires, de produits
  d’hygiène et de produits médicaux ; autrement dit aux seules
  marchandises considérées comme essentielles ;
 - En conditionnant la reprise de l'activité normale de
  l'entreprise, d’une part, à l'évaluation des risques
  professionnels inhérents à l'épidémie sur l'ensemble de ses
  centres de distribution avec obligation d’y associer les
  représentants du personnel, d’autre part à la mise en oeuvre des
  mesures générales prévues à l’article L4121-1 du Code du travail
  et qui en découlent ;
 - En imposant une astreinte financière d’un montant fixé à la somme de 1 million d'euros par jour et par infraction constatée, ce qui est tout à fait exceptionnel, mais jugé proportionné en l’espèce aux moyens de l’entreprise, et suffisamment efficace pour inciter l'entreprise à respecter ses obligations, sans nécessiter de faire droit aux autres demandes.
 
  
  Bien qu’elle n’ait pas prononcé la fermeture des entrepôts, cette
  décision exécutoire de droit a de facto conduit à un choix
  d’arrêt temporaire des activités dans l’attente de l’arrêt
  d’appel qui devrait être prononcé le 25 avril prochain.
  
  En l’espèce, l’entreprise avait pourtant pris les devants en
  adaptant les mesures de prévention au contexte de crise
  sanitaire, mais celles-ci sont toutefois jugées
  insuffisantes.
  
  Au-delà du symbole, cette décision véhicule un message de
  sévérité à destination des entreprises, qu’il convient de bien
  intégrer dans les réflexions sur la stratégie de poursuite ou de
  reprise d’activité.
  
  
  Voilà ce qu’il faut en retenir en synthèse :
  
  
  1.    Le juge peut remettre en cause
  l’organisation et restreindre les activités de l’entreprise pour
  un motif de protection de la santé et la sécurité du
  personnel
  
  Cette ordonnance de référé s’inscrit dans une tradition
  judiciaire désormais bien établie depuis la célèbre affaire
  SNECMA, dans laquelle pour la première fois, la Cour de cassation
  avait posé le principe selon lequel « (…) l’employeur est
  tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité
  de résultat qui lui impose de prendre les
  mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé
  des travailleurs (…) il lui est interdit, dans l’exercice de son
  pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour
  objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des
  salariés » (Cass. Soc. 5 mars 2008, n°
  06-45888).
  
  Notons que la juridiction nanterroise avait d’ailleurs déjà eu
  l’occasion de créer des précédents, notamment au travers d’une
  ordonnance de référé du 24 mai 2013, dans laquelle était
  prononcée la suspension d’un plan de réorganisation et de
  sauvegarde de l’emploi dans l’attente de réalisation d’une mise à
  jour de l’évaluation des risques notamment s’agissant des RPS
  découlant du projet.    
  
  Cette jurisprudence, très discutée un temps au regard de ses
  conséquences pour la liberté d’entreprendre, reste d’actualité,
  avec un message clair : les mesures de prévention doivent être «
  à la hauteur » d’une crise sanitaire exceptionnelle.
  
  En l’espèce, l’entreprise se voit imposer une très forte
  limitation de ses activités, pour un périmètre de marchandises
  estimé à 10% de ses volumes, avec une astreinte particulièrement
  dissuasive.
  
  
  2.    Une mise à jour adéquate de
  l’évaluation des risques s’impose   
  
  Pour retenir en l’espèce l’existence d’un trouble manifestement
  illicite, le juge retient une insuffisance d’évaluation des
  risques sur plusieurs items (voies d’accès ; désinfection des
  vestiaires, nettoyage des équipements ; manipulation de
  marchandises ; entreprises extérieures ; procédures et outils de
  contrôle), et en déduit une violation de l’obligation de
  sécurité.
  
  Rappelons qu’au-delà du formalisme de retranscription dans un
  document unique, l’évaluation des risques constitue avant tout
  une démarche méthodique.
  
  Deux enseignements sont à tirer de cette décision :
  
- Sur le plan méthodologique, le CSE doit être étroitement
  associé à la démarche, compte tenu de sa mission générale en
  matière de SSCT (cf. C. Trav., L2312-9 pour les entreprises de 50
  salariés et plus).
Même si le processus de réévaluation est effectué avec une fréquence soutenue comme c’était le cas en l’espèce, le fait d’agir de manière trop unilatérale expose l’employeur à une remise en cause des mesures de réorganisation mises en place.
Il est communément admis qu’il doit s’agir là d’un travail concerté en co-construction, pour plus de pertinence.
Pour autant, il serait sans doute discutable d’extrapoler et de considérer que le contenu de l’analyse elle-même puisse être vicié du seul fait que les élus n’auraient pas été correctement associés à la démarche. Cela suppose d’ailleurs une implication forte de leur part, ce qui n’est pas toujours le cas en pratique ... Par ailleurs, les élus n’ont pas ici de droit de veto, et d’un point de vue pragmatique il peut s’avérer parfois nécessaire d’avancer concrètement dans l’analyse en dépit de blocages liés à des divergences de vues.
En tout état de cause, rappelons qu’une procédure d’information-consultation (prérogative du CSE et pas de la CSSCT) est obligatoire si les mesures envisagées pour adapter l’organisation conduisent à un aménagement « important » modifiant les conditions de santé et de sécurité ou des conditions de travail (C. Trav., L2312-8, 4°).
Tout est affaire d’appréciation au cas par cas, mais la jurisprudence retient généralement de manière assez large l’existence d’un « projet important », notamment lorsque celui-ci est invoqué par les élus comme motif pour déclencher une expertise (qui peut d’ailleurs coexister avec une expertise pour risque grave au niveau d’un établissement : Cass. Soc. 5 février 2020, n° 18-26131).
 - Sur le plan qualitatif, le curseur d’exigence relève de
  l’appréciation souveraine de chaque juridiction, sachant que la
  réglementation applicable laisse à l’employeur une grande marge
  d’adaptation à chaque situation.
Pour autant cette appréciation est forcément impactée par le contexte de crise sanitaire majeure.
Il est donc attendu de l’entreprise qu’elle effectue une démarche sérieuse et approfondie pour réévaluer en détail les risques au plus près des situations réelles de travail, sans se contenter d’une analyse superficielle.
Par exemple, le seul rappel à appliquer les gestes n’est pas suffisant en termes d’évaluation des risques.
Ici, la veille permanente concernant les connaissances scientifiques et médicales est essentielle (et facilitée par les informations mises à disposition par les pouvoirs publics).
Pour autant, cette démarche ne saurait se limiter à la seule prise en considération du risque Covid-19.
Celui-ci tend en effet à occulter les autres problématiques, ce dont il faut se garder : ainsi, au-delà du seul risque d’exposition au Covid-19, il est nécessaire d’appréhender au travers de la mise à jour de l’évaluation, l’impact sur les autres risques « habituels » figurant dans le document unique (RPS, utilisation des équipements de travail, voies de circulation, etc.).
En l’espèce, se posait d’ailleurs la question de l’articulation entre risque de contamination et risque incendie (cf. gestion des entrées/ sorties du personnel et procédures d’évacuation). Il convient d’éviter que les mesures de prévention puissent entrer en conflit les unes par rapport aux autres.
Dans un registre similaire, il ne faut pas négliger la question des entreprises extérieures intervenantes et la nécessité de mettre à jour des plans de prévention concernant les risques d’interférences et de s’assurer que les prestataires de services seront bien en capacité d’assurer un niveau de protection adéquat. 
  
  3.    L’employeur doit veiller au
  formalisme et adopter une stratégie probatoire
  
  Il ressort de la décision que l’employeur doit être en mesure de
  justifier :
  
- De l’accomplissement des diligences mises à sa charge,
  notamment à l’égard des représentants du personnel ;
 - De l’effectivité des mesures de prévention planifiées, et de leur bonne adéquation aux risques.
 
  
  
  Pour le juge, une justification partielle ne lui permet pas
  d’exercer son contrôle et conduit à un constat de manquement.
  
  L’employeur doit donc se ménager des preuves matérielles.
  Ici, la preuve est libre et peut être rapportée par tout moyen,
  notamment par voie de constat d’Huissier de Justice, notamment
  s’agissant du réaménagement des espaces, locaux et postes de
  travail pour se conformer aux mesures de distanciation
  sociale.
  
  Toutefois, ces preuves ne sont pas absolues et le juge se réserve
  la possibilité de les écarter, comme cela était le cas en
  l’espèce (cf. photographies ne permettant pas d’avoir une
  appréciation suffisante).
  
  Il est donc indispensable d’avancer avec une stratégie probatoire
  adaptée, si besoin en lien étroit avec son Avocat conseil.
  
  Il en va aussi de l’anticipation de contentieux futurs autour de
  la question de la responsabilité civile et pénale de
  l’employeur.
  
  
  Gardons à l’esprit que dans ce domaine, le principe aujourd’hui
  bien ancré en jurisprudence est le suivant : « Vu les
  articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le premier
  dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2017-1389 du 22
  septembre 2017, applicable au litige ; Attendu que ne méconnaît
  pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures
  nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé
  physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie
  avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés
  ;(…) Qu’en statuant ainsi, en refusant d’examiner les éléments de
  preuve des mesures que la société prétendait avoir mises en
  oeuvre, la cour d’appel a violé les textes susvisés (…) »
  (Cass. Ass. Plén. 5 avril 2019, n° 18-17442 –
  cf. article précédent).