Quand des acteurs de la santé-sécurité sont mis en cause au titre de leurs fonctions (chronique de jurisprudence)

ORGANISATION DE LA PREVENTION || Management SST
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25/02/2022 - Sébastien MILLET

En ce début d’année, la question disciplinaire est régulièrement « à l’honneur » en jurisprudence, avec plusieurs décisions intéressant le champ de la santé-sécurité au travail.


Par exemple, le fait pour un salarié (chef d’équipe) de conduire un véhicule de fonctions sous l'empire d'un état alcoolique, au retour d'un salon professionnel où il s'était rendu sur instruction de son employeur, est présumé se rattacher à sa vie professionnelle et non à sa vie personnelle, en sorte qu’il peut donner lieu à sanction allant jusqu’au licenciement pour faute grave (Cass. Soc. 19 janvier 2022, n° 20-19742). 

A l’inverse, la vigilance est de mise pour l’employeur dans la conduite de l’évaluation professionnelle de ses salariés. Ainsi, peut être requalifié en avertissement, un compte-rendu d’entretien d’évaluation dressant une liste de reproches à l’encontre du salarié en matière de santé et sécurité au travail (cf. attitude dure et hostile aux changements à l'origine d'une plainte de collaborateurs en souffrance, dysfonctionnements graves liés à la sécurité, non-respect de la réglementation), et lui faisant injonction d’adopter sans délai un changement comportemental. En vertu du principe d’interdiction des doubles sanctions, ces faits jugés fautifs ne peuvent plus être ultérieurement invoqués à nouveau à l’appui d’une mesure de licenciement disciplinaire (Cass. Soc. 2 février 2022, n° 20-13833).

Si ces solutions s’avèrent somme toute assez classiques, deux arrêts récents présentent par ailleurs un intérêt particulier pour les acteurs de la santé-sécurité au travail, de par leur portée au-delà de la sphère courante des délégations de pouvoirs :

1°) Sur la responsabilité d’un médecin du travail mis en cause pour des faits de harcèlement moral et de violation du secret professionnel (Cass. Soc. 26 janvier 2022, 20-10610) :  

Le médecin du travail bénéfice d’une garantie d’indépendance professionnelle et d’une protection spéciale en vertu de la loi (C. Trav., L4624-3 s.). Par ailleurs, étant placé dans un lien de subordination juridique, il bénéficie en principe d’une immunité de responsabilité, comme tout salarié.

Toutefois, jusqu’à quel point celle-ci trouve-t-elle à s’appliquer ?

La question ne manque pas d’intérêt à l’heure de la loi santé/ travail du 2 août 2021 qui réforme les services de santé au travail et donne un nouveau cadre juridique aux SPST interentreprises et autonomes.

Cette affaire intervient sur fond d’action en justice d’un salarié à l’encontre notamment du médecin du travail interne de l’entreprise, auquel il reprochait des fautes et demandait sa condamnation à l’indemniser de divers préjudices qu’elle prétendait avoir subis.

On notera qu’il est ici question de responsabilité civile extracontractuelle du salarié à l’égard d’un tiers à la relation de travail (en l’occurrence un collègue), dont le régime juridique est différent de la responsabilité civile contractuelle à l’égard de l’employeur (laquelle suppose typiquement la preuve d’une volonté de nuire et de porter préjudice à l’employeur, caractérisant la faute lourde).

Devant la Cour d’appel, le salarié avait été débouté d’une partie de ses demandes, jugées irrecevables.

La Cour de cassation confirme cette position, dans un arrêt faisant la synthèse des règles applicables.

Elle rappelle ainsi que l’immunité du salarié n’est pas absolue.

  1. N'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers, le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par son commettant (cf. Cass. Ass. Plén., 25 février 2000, n° 97-17378 et 97-20152) ;

  2. Il en découle qu’un médecin salarié d’un établissement de santé privé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie n'engage pas sa responsabilité à l'égard du patient (Cass. Civ. 1ere, 9 novembre 2004, n° 01-17908) ;

  3. Par extension, le comportement du médecin du travail dans l'exercice de ses fonctions n'est pas susceptible de constituer un harcèlement moral de la part de l'employeur (Cass. Soc., 30 juin 2015, n° 13-28201) ;

  4. Cependant, si l'indépendance du médecin du travail exclut que les actes qu'il accomplit dans l'exercice de ses fonctions puissent constituer un harcèlement moral imputable à la responsabilité civile contractuelle de l'employeur, elle ne fait pas obstacle à l’engagement de sa responsabilité civile extracontractuelle en qualité de commettant, au titre des  dommages causé par un de ses préposés (C. Civ. art. 1242 al. 5) ;

  5. Il en découle :

    • Un principe d’immunité : le salarié n'engage pas sa propre responsabilité civile extracontractuelle tant qu’il agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie (= les demandes indemnitaires dirigées contre lui sont alors irrecevables) ;
    • Une exception : levée d’immunité en cas de fautes susceptibles de revêtir une qualification pénale ou procédant d’une intention de nuire (= les demandes indemnitaires dirigées contre lui deviennent recevables).

    En d’autres termes, le médecin du travail pouvait donc, dans le même temps :

    • Voir sa responsabilité civile personnelle engagée au titre de faits constitutifs d’une infraction pénale et réputés excéder le cadre de sa mission (en l’espèce faits de harcèlement moral et violation du secret professionnel) ;
    • Et à l’inverse, bénéficier d’une immunité concernant les autres griefs constitutifs de simples fautes civiles non passibles de sanctions pénales (en l’espèce était allégué un refus délibéré d'appliquer la procédure de constat d'inaptitude, un manquement à l’indépendance professionnelle, ainsi qu’un défaut de soins). Les juges sont ici libres d’écarter l'existence d’une faute intentionnelle.

2°) Sur l’atteinte à la vie privée du responsable HSE par le CSE (Cass. Soc. 16 février 2021, 20-14416) :

Pour la première fois à notre connaissance, la Cour de cassation pose le principe suivant :

« (…) Il résulte des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et L2315-15 du code du travail que le respect de la vie personnelle d'un salarié n'est pas en lui-même un obstacle à l'application de l'article L2315-15 du code du travail [ relatif au droit d’affichage du CSE ], nonobstant l'obligation de discrétion à laquelle sont tenus les représentants du personnel à l'égard des informations revêtant un caractère confidentiel, dès lors que l'affichage par un membre de la délégation du personnel du CSE d'informations relevant de la vie personnelle d'un salarié est indispensable à la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, lequel participe des missions du CSE en application de l'article L2312-9 du code du travail, et que l'atteinte ainsi portée à la vie personnelle est proportionnée au but poursuivi (…) ».

Le rôle du responsable santé-sécurité est souvent tout sauf un « long fleuve tranquille », comme l’illustre cette affaire …

En l’espèce, un secrétaire du CHSCT (devenu CSE), déjà sanctionné pour des faits de harcèlement à l’égard du responsable HSE, avait affiché sur le panneau d’affichage un document contenant l’extrait d’un courriel de la direction reprochant au responsable SST d’avoir échangé avec lui sur le thème de l’amiante, et lui interdisant pour l’avenir toute communication sur le sujet sans autorisation préalable de sa hiérarchie.

L’employeur sollicitait en justice le retrait de cet affichage, invoquant une violation de l’obligation de discrétion ainsi que l’atteinte à la vie privée.  

Sa demande était rejetée en appel, estimant que l’élu avait agi dans le cadre des intérêts défendus par l’instance dans la mesure où l'amiante était un sujet essentiel en termes de santé et un objet d’inquiétude, alors que les salariés s'estimaient mal renseignés et mal protégés depuis de nombreuses années.

De son côté, la Cour de cassation reconnaît que, de par sa connotation disciplinaire, ce courriel constituait bien un élément relevant de la vie personnelle du salarié. Elle retient toutefois qu’il datait de 3 ans et concernait seulement les modalités de communication en matière de santé et de sécurité entre deux membres de la direction.

Sur cette base, elle considère ainsi que le respect de la vie privée devait prévaloir, la simple référence au sujet de l’amiante étant en l’espèce jugé insuffisant pour démontrer que cet affichage était bien indispensable à la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs.

L’affichage constituait donc ici une atteinte disproportionnée à la vie privée qui ne pouvait être légitimée au regard des missions dévolues à l’instance.

Tout est affaire d’appréciation au cas par cas, et la jurisprudence veille donc à concilier les intérêts en présence : dit autrement, il ne suffit pas d’invoquer en « totem » la protection de la santé pour justifier n’importe quelle atteinte à une liberté fondamentale individuelle.

Il est important qu’il y ait des garde-fous à ce niveau. En arrière-plan, la bonne foi dans la démarche jouera toujours un rôle important dans l’intime conviction des juges (sachant qu’il existait en l’espèce un contexte de harcèlement) …

Cela étant, l’attendu de principe de cet arrêt ouvre une brèche dans les pratiques, en permettant que des informations relevant de la vie privée d’un salarié puissent être divulguées au personnel par le CSE, à condition que ce « porter à connaissance » soit  effectivement « indispensables à la défense du droit à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ». Le caractère proportionné de l’atteinte sera jugé au regard de ce critère.