Votre ouvrage débute par une longue énumération des
effets nocifs des pratiques d'évaluations individuelles, quels
sont-ils ?
De nombreux chercheurs ont exploré dans leurs travaux les impacts
négatifs des systèmes d'évaluation individualisée. On a vendu
l'évaluation aux salariés en s'appuyant sur des valeurs de
justice, de reconnaissance de l'effort individuel et de mérite.
L'évaluation bénéficierait d'une image de modernité et de
dynamisme. On a même attribué à l'évaluation un rôle majeur dans
la détermination des rémunérations.
Or l'évaluation confine le travail dans une série d'indicateurs
chiffrés, sans aucune prise en compte de sa dimension
qualitative. Le salarié évalué peut alors être tenté d'orienter
son travail vers les tâches lui apportant le plus de "points"
pour la note finale. On finit par mal faire son travail et par
être démotivé.
Un autre problème est l’individualisation que cela produit et
l’impact destructeur sur les équipes.
Certains travaux ont également démontré que l'évaluation accroît
le contrôle et la centralisation des pouvoirs.
Et pourtant l'évaluation, on en redemande ?
Effectivement c'est un paradoxe saisissant. L'individu redoute
d'être évalué et l'évaluation peut avoir des conséquences
catastrophiques sur sa relation au travail, et pourtant les
salariés affirment massivement qu'ils veulent être évalués et
récompensés individuellement. L'évaluation en tant que telle
n'est absolument pas remise en cause.
J'ai donc voulu explorer les mécanismes psychiques qui nous
conduisent à désirer si fortement être évalués.
Quels sont ces ressorts psychologiques qui nous poussent
tant à vouloir être évalués ?
Je les ai classés en trois grandes familles : le rapport à soi,
le rapport à l'autre et le besoin de reconnaissance. En ce qui
concerne le rapport à soi, l'évaluation fait indéniablement appel
à notre narcissisme, nous avons besoin pour exister d'être
reconnu comme faisant partie ou étant le meilleur, de nous poser
comme un modèle pour les autres…
Dans notre rapport à l'autre, nous avons l'espoir que
l'évaluation permettra de débusquer les profiteurs qui reçoivent
plus qu'ils ne devraient. L'autre est vécu comme un "voleur de
jouissance", il devra révéler ses secrets, et l'évaluation serait
un outil de transparence. En fait il n'en est jamais rien, les
imposteurs savent parfaitement manipuler les mécanismes
d'évaluation et ne seront jamais démasqués.
Enfin, l'une des promesses de l'évaluation serait qu'elle répond
à notre besoin de reconnaissance. Je suis convaincue au contraire
qu'elle l'excite en permanence. L'évaluation nous projette dans
la précarité, elle est toujours provisoire et peut être remise en
cause d'une année à l'autre (et souvent beaucoup plus fréquemment
si l’on est évalué sur des objectifs fixés sur des périodes plus
courtes). Notre soif de reconnaissance n'est jamais apaisée avec
l'évaluation.
Doit-on alors cesser toute pratique d'évaluation
?
L'évaluation a existé dans tous les métiers et elle peut être
pertinente. C'est un outil qui est légitime dans les parcours de
formations ou dans un objectif de réorientation
professionnelle.
Mais les systèmes d'évaluation individualisés sont trop souvent
devenus un enjeu central dans la gestion des ressources humaines.
Dans certaines organisations, l'évaluation est quotidienne avec
toutes les conséquences en termes de stress que cela peut
entraîner. Au lieu de se creuser la tête pour imaginer des
systèmes d'évaluation qui puissent être compatibles avec le sens
du travail, il faut simplement redonner à l'évaluation la modeste
place qui doit être la sienne.
En savoir plus
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Évaluez-moi ! Évaluation au travail
: les ressorts d'une fascination
Bénédicte Vidaillet, Editions du Seuil, janvier 2013