Effets de l’obligation de sécurité de résultat
Annulation d’une décision d’externalisation d’activités
industrielles
La décision rendue par le Tribunal de Grande Instance de Paris le
5 juillet 2011 mérite une grande attention. On y verra la preuve
renouvelée que les décisions des dirigeants peuvent être évaluées
et annulées par les tribunaux civils en dehors de tout préjudice
causé aux personnels ou d’un accident.
On y trouvera également une analyse qui doit être méditée. Les
risques dits psychosociaux ne sauraient être vus au seul titre
des risques professionnels, car ils traduisent une vulnérabilité
des personnels qui est de nature à remettre en cause le niveau de
la sûreté industrielle.
Le pouvoir de direction du chef
d’entreprise peut-il être remis en cause par l’institution
judiciaire ?
La liberté d’organisation et de décision qui est le fondement du
principe de la responsabilité du chef d’entreprise a été
régulièrement encadrée par la législation et la réglementation du
travail. Mais dès lors qu’il respecte les règles d’ordre public,
le chef d’entreprise doit pouvoir prétendre exercer librement son
pouvoir de direction.
Cependant, en 2008, la chambre sociale de la Cour de cassation a
cru pouvoir s’exonérer de cette logique en annulant une décision
de réorganisation du travail, sur le fondement d’un manquement à
l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, au motif que
le changement était de nature à compromettre la santé et la
sécurité des salariés concernés.
Dans son commentaire, Hubert Seillan a vivement exprimé son
désaccord avec cette jurisprudence en mettant en évidence ses
effets pervers, car en affaiblissant la liberté elle réduit le
principe de responsabilité de l’employeur.
Dans la ligne de cet arrêt, le tribunal de grande instance de
Paris a annulé une décision de la Sté Areva portant sur
l’externalisation de certaines activités sur le site de La Hague.
Il motive doublement son jugement par l’affaiblissement de la
maîtrise des risques et par la génération de risques
psychosociaux importants.
Retour sur le contexte de cette
affaire
La société Areva avait créé un groupement d’intérêt économique
(GIE) avec la Sté Dalkia, filiale du groupe Veolia.
Ce GIE avait une mission temporaire et une durée de vie limitée à
celle-ci (2 ans, 10 mois et 21 jours). Il avait mission
d’apporter de l’assistance technique à la société Dalkia, de
février 2011 jusqu’au 31 décembre 2013.
À cette date, cette dernière devait prendre en charge directement
et sans aucun intermédiaire, les activités placées sous la
responsabilité de la direction industrielle de production
d’énergie, qui comporte 61 agents. Ces activités consistent dans
la production de vapeur et l’exploitation des utilités de La
Hague.
La direction ayant présenté son projet au CHSCT le 17 juillet
2010, le syndicat CGT-FO de l’industrie nucléaire a contesté
devant le tribunal de Paris sa validité juridique et demandé son
annulation.
Il est important de souligner que ce contentieux de
l’externalisation s’est développé sur un site industriel soumis à
deux procédures d’autorisation administrative, relevant d’une
part du droit nucléaire et des installations nucléaires de base
et d’autre part du droit de l’environnement et des installations
classées. En outre, le contexte post Fukushima qui a conduit
l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à imposer des audits aux
exploitants, a favorisé l’émergence du contentieux.
Les motifs invoqués par le
demandeur
Demandeur à l’action, le syndicat a explicité certaines données du projet et a fait valoir plusieurs critiques :
– après avoir souligné le rôle de la direction industrielle de production d’énergie et de ses 61 salariés dans le maintien du niveau de sûreté des équipements, notamment dans le domaine de la maintenance des matériels spécifiques en cas d’accident majeur ;
– il a considéré que la variété de ces missions « impose la polyvalence de salariés affectés à cette direction » et a fait état d’une recommandation du CHSCT de juin 2010 de ne pas externaliser les «services ou unités de support », en invoquant « des raisons de sûreté, de sécurité et de maîtrise des risques et des compétences ».
Le syndicat a alors demandé l’annulation du projet au motif que
cette décision contredit les dispositions de l’article L. 4121-1
du Code du travail et ne satisfait pas au principe de
l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, qui «
s’impose particulièrement lorsque sont en cause des installations
nucléaires ». Les griefs du syndicat visaient à la fois « le
risque psycho-social et le risque industriel et technique ».
Après s’être déclaré compétent pour apprécier les termes de la
demande, le tribunal a précisé que sa mission était dès lors «
d’analyser si l’externalisation, telle qu’elle a été conçue,
répond à l’ensemble des exigences qui pèsent sur l’employeur en
matière de sécurité des salariés et si la direction de la société
Areva NC, dans l’exercice de son pouvoir de direction n’a pas
pris des mesures qui auraient pour effet de compromettre la santé
et la sécurité des salariés ».
Il a ajouté que lorsque le risque psychosocial et le risque
industriel et technique « sont avérés, ils se nourrissent l’un
l’autre, dès lors que le risque psychosocial peut retentir sur le
risque industriel ».
Il a ensuite procédé à une analyse particulière de chacune de ces
deux questions et il a conclu à l’annulation de la décision.
Sur l’aggravation du risque
psychosocial
Le tribunal a pris tout d’abord en considération plusieurs
analyses d’experts défavorables à Areva.
Dans son rapport annuel d’activité de l’année 2010, le médecin du
travail avait noté que « depuis quelques années, les
sollicitations augmentent dans le domaine de la santé mentale.
Pour ce qui me concerne, cela s’est accru de façon très nette en
2010 avec les répercussions liées à la démarche d’externalisation
(…) : de nombreux salariés ont exprimé de l’anxiété, du stress,
des troubles du sommeil, des troubles psychologiques allant
jusqu’à la dépression pour quelques salariés ».
Un cabinet spécialisé, intervenu à la demande de la direction,
avait pu écrire dans son rapport d’avril 2011 que 38,78 % (sic)
des personnels de la direction concernée étaient en situation
d’hyper stress.
Le 21 janvier 2011, une pétition avait fait état de l’inquiétude
des personnels. Les signataires précisaient : « notre état
actuel, tant physique que psychique, ne nous permet pas de
travailler avec toute la sérénité nécessaire à l’exercice de nos
activités. Il nous sera difficile, voire impossible de
transmettre nos savoirs afin d’assurer un niveau de sécurité et
de sûreté dont l’établissement a besoin ».
En mars 2011, la Direccte avait pris acte du projet en indiquant
qu’elle ne l’avalisait pas et en précisant « que selon elle, les
risques psychosociaux avaient été accrus ».
Puis le tribunal a envisagé la démarche engagée par Areva. Le
retrait progressif des salariés d’Areva mis à disposition du GIE,
était programmé de telle sorte que « les opérateurs perdant leur
activité soient sereins sur leur future affectation ». Mais, un
accord collectif n’a été conclu en avril 2011, qu’après que des
entretiens individuels aient permis à l’employeur de recueillir «
les souhaits professionnels des salariés ».
Le tribunal en a conclu que les modalités de mise en oeuvre de
l’opération d’externalisation « ont généré des risques
psycho-sociaux ». Il a ajouté que ceux-ci « ont vocation, au
surplus, à s’accroître au cours de la mise en oeuvre effective de
l’externalisation dès lors (…) que ces salariés fragilisés vont
devoir en plus de leur tâche habituelle former les salariés de la
société » adjudicataire du marché.
S’appuyant sur les analyses d’un autre cabinet expert, le
tribunal entre alors dans des considérations de pur fait sur les
risques, aux termes desquelles il envisage la question du risque
industriel et technique.
Sur la fragilisation de la
maîtrise des risques
Le tribunal relève tout d’abord que selon un document interne de
la société pressentie, celle-ci « ne réalise que 13 % de son
chiffre d’affaires dans les utilités industrielles et 1 % dans la
maintenance industrielle ». Il s’étonne de ce choix en observant
« que généralement, l’externalisation a pour objet de transférer
une activité à une entreprise qui dispose dans le secteur
transféré d’un savoir faire technique (…) que tel n’est pas le
cas puisque c’est Areva qui va assurer en partie la formation du
personnel » de la société.
Le processus de formation est structuré en trois temps :
• 1 mois pour l’intégration ;
• 3 mois pour la formation spécifique aux installations ;
• 5 mois de compagnonnage.
Le tribunal fait état d’une note très critique d’un ancien
responsable de production de l’établissement, en considérant «
que l’avis d’un homme d’expérience et de terrain et qui est resté
actif dans ce domaine par sa participation à la commission locale
d’information, n’est pas dénué de tout intérêt ». Or celui-ci
indique que le temps de formation des agents, compte tenu des
exigences de polyvalence, serait de 4 à 5 ans et celui d’un chef
de quart de 7 à 10 ans.
Ces observations sont rejointes par celles d’un autre expert qui
considère dans son rapport que « le dispositif de transfert de
compétences envisagé ne permet pas de maintenir le niveau des
compétences individuelles et collectives des équipes actuelles
».
Areva tentera en vain de s’opposer à ces analyses en faisant
notamment valoir que le plus grand nombre des agents concernés
n’a que moins de 5 ans d’ancienneté dans sa fonction. Mais son
argument est écarté dès lors qu’il est établi qu’ils sont tous
des agents anciens et expérimentés du site.
La faiblesse des arguments invoqués par Areva est plus encore
patente lorsqu’elle invoque l’incompréhension des questions de
sécurité par ses salariés et son souci d’y mettre fin en
procédant à cette externalisation !
Visant à donner de la légitimité à cette dernière, elle n’hésite
pas à affirmer que les futurs salariés de la société prestataire
seront recrutés à des niveaux de formation et de diplôme
supérieurs à ceux des actuels opérateurs. La contre productivité
de ces moyens de défense est si évidente que le tribunal n’hésite
pas à s’en étonner.
Dubitatif sur la qualité de la pensée de l’industriel, il lui est
alors aisé de
– relever que le retrait progressif ne permettra pas au compagnonnage d’être exercé dans de bonnes conditions ;
– – et de poser la question du « maintien en interne des compétences nécessaires pour contrôler efficacement les activités du prestataire et pour pouvoir le remplacer au cas où il ne remplirait pas correctement ses obligations contractuelles ».
Au terme de son analyse, le tribunal, souligne que le conflit
consubstantiel d’intérêts entre le donneur d’ordre et le
prestataire fragilise la maîtrise des risques.
En conclusion, le tribunal annule les mises à disposition de
personnels Areva au profit du GIE créé avec la société Dalkia et
il interdit à Areva de poursuivre la mise en oeuvre de
l’externalisation.
Observations,
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