Bien que le fonctionnement normal du service public de la Justice
ait été considérablement impacté par les mesures de confinement,
la judiciarisation de la crise sanitaire a d’ores et déjà
commencé sur le terrain civil, au travers d’actions visant à
faire enjoindre à l’employeur d’améliorer son évaluation des
risques et l’organisation de l’entreprise.
Pour les dirigeants d’entreprise, la perspective de voir par
ailleurs leur responsabilité pénale engagée constitue une forte
source d’inquiétude, qui s’ajoute à celle d’un scénario de crise
économique nécessitant de devoir sauvegarder l’entreprise et de
préserver les emplois.
À côté du risque pénal en cas de fraude au dispositif d’activité
partielle qui va donner lieu à une campagne de contrôles
administratifs a posteriori, intéressons-nous ici à la question
de la responsabilité pénale de l’employeur dans le domaine de la
santé et de la sécurité au travail (laquelle rappelons-le, n’est
pas assurable, et obéit à des règles spécifiques par rapport à la
responsabilité civile).
Sans entrer dans tout le détail complexe de cette thématique,
voici en synthèse quelques éléments de repères utiles :
1°) Quelles infractions ?
Précisons d’emblée que les innombrables textes publiés depuis le
début de la crise sanitaire n’ont pas instauré d’infraction
spécifique liée au coronavirus dans le domaine de la
santé-sécurité au travail.
Au regard du principe de légalité qui suppose que les infractions
soient définies par des textes en vigueur, il faut donc s’en
tenir aux actions classiques.
Il existe ici une diversité de qualifications pénales, à savoir
en particulier :
- Celles du Code pénal, que l’on peut ici regrouper en plusieurs sous-ensembles :
-
- Le délit de risques causés à autrui, autrement appelé mise en danger délibérée (C. Pénal, art. 223-1) ;
- Les délits ou contraventions d’atteinte involontaire à l’intégrité de la personne : homicide involontaire (C. Pénal, art. 221-6 du Code pénal), incapacité de travail supérieur à trois mois (C. Pén., art. 222-19), incapacité de travail inférieur ou égal à trois mois (C. Pénal, art. R625-2) ;
- Plus accessoirement, citons également le délit de
non-assistance à personne en péril (C. Pénal, art. 2236).
- Celles du Code du travail au titre de la réglementation de la
santé sécurité au travail : outre le défaut de transcription ou
de mise à jour d’évaluation des risques (C. Trav., R4741-1), il
faut surtout ici considérer le délit général de faute personnelle
d’inobservation de textes réglementaires par l’employeur ou de
son délégataire de pouvoir (C. Trav., L4741-1). En cas de
primo-infraction (i.e. hors situation de récidive), il n’est pas
prévu de peine d’emprisonnement à titre principal ; en revanche,
la peine d’amende, qui peut s’élever à 10 000 euros maximum, est
réputée applicable autant de fois qu'il y a de travailleurs de
l'entreprise concernés indépendamment du nombre d'infractions
relevées dans le procès-verbal de constat, ce qui peut en
définitive conduire à une peine très significative selon
l’appréciation de la juridiction saisie ... Précisons que dans le
cadre des directives établies par la Direction Générale du
Travail, le contrôle du respect des obligations réglementaires
visant à protéger la santé et la sécurité des salariés fait
partie des priorités d’action des agents de contrôle de
l’inspection du travail dans le cadre du déconfinement,
indépendamment de l’exercice ou non d’un droit d’alerte et de
retrait.
- Ajoutons la violation éventuelle des règles prévues par le
RGPD et la loi informatique et libertés en matière de protection
des données à caractère personnel, notamment en matière de
données de santé des salariés (LIL, art. 40 et C. Pén., art.
226-16 s.).
- Enfin, précisons également que le Code de la santé publique
sanctionne la violation des obligations ou interdictions édictées
pour faire face à une menace ou crise sanitaire grave, ce qui
peut trouver à s’appliquer dans le contexte de fonctionnement de
l’entreprise.
À cet égard, après des débats parlementaires qui ont suscité une grande polémique, la loi de prolongation de l’état d’urgence sanitaire n° 2020-546 du 11 mai 2020, jusqu’au 10 juillet 2020, n’a finalement pas adopté de dispositions venant atténuer la responsabilité pénale potentielle des décideurs.
Celle-ci précise simplement dans le nouvel article L3136-2 du Code de la santé publique, que « l'article 121-3 du code pénal est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l'auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l'état d'urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu'autorité locale ou employeur ». Le conseil constitutionnel a validé cette disposition comme étant non contraire au principe d’égalité devant la loi notamment (cf. Décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020).
Même si cela paraît redondant avec le droit commun, cela a tout de même le mérite d’offrir une certaine sécurisation en imposant de qualifier l’infraction au regard des critères généraux de l’article 121-3 du Code pénal, selon lequel :
« Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.
Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui.
Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.
Dans le cas prévu par l'alinéa qui précède, les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer.
Il n'y a point de contravention en cas de force majeure. »
En pratique, cela viendra donc utilement donner de la matière à la défense en cas de poursuite contre un chef d’entreprise ou un délégataire de pouvoirs.
Reste qu’en pratique, le risque pénal mérite toujours d’être relativisé dans la mesure où les poursuites ne seront pas automatiques :
- Tout d’abord, même en cas de situation dégradée, la procédure
de droit d’alerte et de retrait peut être correctement traitée
sans forcément donner lieu à une plainte pénale.
- En tout état de cause, les poursuites dépendront
essentiellement de la politique pénale appliquée par les
Procureurs de la République. S’il ne fait pas de doute que les
services d’Inspection du travail ne manqueront pas d’établir des
constats de non-conformité, il appartiendra au Parquet
d’apprécier l’opportunité d’engager ou non l’action publique à
l’encontre de l’employeur (personne morale et/ou personne
physique). Or, la répression pénale peut être largement modulée
via notamment le recours à des mesures alternatives aux
poursuites (rappel à la loi, composition pénale, etc.).
- Enfin, poursuite ne signifie pas condamnation, et il est fréquent de pouvoir obtenir devant les juridictions de jugement une relaxe ou à défaut, une peine minorée par rapport aux réquisitions du Parquet.
Mais la première défense reste d’agir en prévention de manière
efficace.
2°) Quelles personnes responsables pénalement
?
Dans le cadre du Code du travail, les obligations sont mises à la
charge de l’employeur ; même si chaque travailleur a une
obligation de vigilance (à géométrie variable – cf. C. Trav.,
L41221), c’est donc uniquement l’employeur, ou son délégataire de
pouvoir, qui peut se voir reprocher un manquement
réglementaire.
D’où l’intérêt sur ce terrain pour le chef d’entreprise de mettre
en place un système de délégation de pouvoir approprié au sein de
l’organisation. Rappelons en revanche que le délégataire de
pouvoirs est traditionnellement considérant par la jurisprudence
comme ayant qualité de représentant de la personne morale au sens
de l’article 121-2 du Code pénal, et qu’il est donc susceptible
d’engager la responsabilité de l’entreprise, en cas de simple
faute de négligence par exemple.
Dans le cadre du Code pénal, il n’existe pas cette limitation, et
tout auteur quelle que soit sa qualité peut être théoriquement
poursuivi si les éléments constitutifs de l’infraction sont
réunis.
Prenons ainsi l’exemple d’une contamination non intentionnelle au
sein de l’entreprise, le chef d’entreprise ou d’établissement
pourrait être le cas échéant jugé comme auteur indirect (ce qui
nécessite une faute « caractérisée » ou « délibérée » selon les
critères de l’article 121-3 du Code pénal précité), tandis qu’un
salarié pourrait être poursuivi comme auteur direct et
responsable à raison d’une simple faute de négligence ou
d’imprudence (non-respect des gestes barrières ou de
distanciation physique, etc.) …
Quelle sera également la responsabilité d’un salarié qui aurait
sciemment caché qu’il présentait des symptômes et fait en toute
connaissance de cause le choix de venir travailler pour éviter
une perte de salaire ? Cela illustre que la responsabilité
individuelle de chaque citoyen est au cœur de la lutte contre
l’épidémie et ne peut être totalement éludée par l’obligation de
sécurité de l’employeur.
3°) Quels moyens de défense ?
La responsabilité pénale ne se présume pas, d’autant qu’il faut
envisager tout de même de nombreux moyens de défense pour le
prévenu.
À titre préliminaire, sans doute est-il nécessaire dans le
contexte de rappeler qu’il est parfaitement inopérant est en
outre inopportun d’obtenir la signature de décharge de
responsabilité de la part des salariés ou travailleurs assimilés.
Celle-ci ne peut en aucune manière protéger l’employeur sur le
plan pénal en cas d’infraction ! Ni le consentement de la
victime, ni l’acceptation des risques par le salarié ne peuvent
constituer des arguments de défense valables.
Dans un même ordre d’idées, il convient de rappeler que si
l’erreur de droit constitue une cause d’irresponsabilité pénale
(cf. C. pén., art. 122-3), elle est extrêmement rarement admise
en jurisprudence. Même si l’évolution des textes et de la
doctrine administrative aura été incessante et source d’une
certaine insécurité juridique tout au long de cette crise
sanitaire, il ne faut pas escompter pouvoir en faire un argument
sur le terrain de l’erreur de droit.
En revanche, il est important de préciser que l’essentiel des
documents (questions-réponses, guide, fiches pratiques, etc.) mis
à disposition par l’administration pour accompagner les
entreprises présentent un caractère de recommandations de bonnes
pratiques, mais ne sauraient en tant que tels être considérés
comme instituant des obligations particulières de sécurité ou de
prudence prévue par la loi ou le règlement au sens
constitutionnel du texte.
Pour autant, ils constituent des points de repère utiles pour
sécuriser la démarche et tendre à la meilleure maîtrise du risque
possible. En tant que document de référence, ils paraissent de
facto incontournables au plan opérationnel, même si leur
violation ne pourra pas être directement sanctionnée sur le plan
pénal, contrairement au non-respect des nombreuses obligations
réglementaires de prévention qui figurent dans le Code du travail
(cf. aménagement des locaux, propreté, aération, risques
chimiques, équipements de protection individuelle, équipements de
travail, etc.).
À noter que dans le cadre des mesures générales de déconfinement,
l’article premier du décret n°2020-548 du 11 mai 2020 est venu
instaurer l’obligation suivante, qui s’applique au monde de
l’entreprise : « Afin de ralentir la propagation du virus, les
mesures d’hygiène définies en annexe 1 au présent décret et de
distanciation sociale, incluant la distanciation physique d’au
moins un mètre entre deux personnes, dites « barrières »,
définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu
et en toute circonstance.
Les rassemblements, réunions, activités, accueils et
déplacements ainsi que l’usage des moyens de transports qui ne
sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en
veillant au strict respect de ces mesures.
(…)
ANNEXE 1
Les mesures d’hygiène sont les suivantes :
- se laver régulièrement les mains à l’eau et au savon (dont
l’accès doit être facilité avec mise à disposition de serviettes
à usage unique) ou par une friction hydro-alcoolique ;
- se couvrir systématiquement le nez et la bouche en toussant
ou éternuant dans son coude ;
- se moucher dans un mouchoir à usage unique à éliminer
immédiatement dans une poubelle ;
- éviter de se toucher le visage, en particulier le nez, la
bouche et les yeux.
Les masques doivent être portés systématiquement par tous dès
lors que les règles de distanciation physique ne peuvent être
garanties.»
Concrètement, la meilleure « parade » face au risque pénal reste
l’élaboration et la mise en œuvre d’un protocole intégrant
l’ensemble des principes généraux de prévention (cf. C. Trav.,
L4142-1 s.) et des règles particulières spécifiques à cette
épidémie.
L’obligation de sécurité impose à l’employeur de mettre en œuvre
toutes les mesures adaptées sur le plan organisationnel,
technique et humain pour prévenir les risques.
Pour cela, au préalable, une réévaluation de l’ensemble des
risques est nécessaire dans le cadre de la mise à jour du
document unique ainsi que des plans de prévention avec les
entreprises extérieures intervenantes. Celle-ci doit rebalayer
tous les risques susceptibles d’être impactés par les mesures de
réorganisation nécessaires pour faire face à l’épidémie (ex :
RPS, télétravail, etc.).
À ne mettre l’accent que sur les mesures de lutte contre
l’épidémie, l’entreprise risquerait d’omettre la prise en compte
de situations dangereuses liées à la reprise du travail est
susceptible de présenter un fort potentiel d’accident et de
responsabilité (ex : redémarrage d’installations mises à l’arrêt,
etc.).
On n’aura probablement jamais autant parlé de santé et de
sécurité dans les entreprises que dans cette période, ce qui est
une bonne chose en termes de diffusion de la « culture prévention
».
Dans le cadre de cette démarche globale, la conduite de
l’employeur repose sur le triptyque suivant :
- Définir, mettre en œuvre et mettre à jour les mesures de
prévention adéquates et pertinentes, en lien avec les acteurs de
la sécurité interne et externe à l’entreprise (cf. CSE, services
de santé au travail, etc.) ;
- Veiller de manière constante à leur effectivité et à leur
bonne application par le personnel et les tiers interagissant
avec l’entreprise ;
- Documenter par les moyens les plus adaptés l’ensemble des actions effectuées de manière à se ménager la preuve des diligences accomplies, puisque c’est en définitive au regard du critère d’accomplissement des diligences normales de sécurité que la responsabilité pénale personnelle sera susceptible d’être appréciée.
Même si en matière pénale, la preuve de la culpabilité pèse sur
la partie poursuivante, il est essentiel de pouvoir anticiper au
mieux sa défense éventuelle.
Il faut s’attendre à ce que les juridictions pénales se montrent
d’autant plus sévères que dans le contexte actuel, nul ne peut
prétendre sérieusement ignorer le risque associé au coronavirus,
ses conséquences en cas de forme grave ainsi que les moyens de
protection face au risque d’exposition.
Nul doute que dans ce cadre il sera attendu de respecter une
obligation de sécurité particulièrement renforcée. Dans ce cadre,
il convient notamment d’éviter les situations de travail
dangereuses (p. ex. les personnes vulnérables, reprise du travail
précipitée, etc.), susceptibles d’être considérées comme des
imprudences.
Au regard du Code du travail, rappelons que la responsabilité
pénale peut être retenue sans nécessiter d’atteinte corporelle
(type contamination), à partir du moment où des manquements à la
réglementation sont établis, ce qui généralement conduit la
jurisprudence à déduire l’existence d’une faute personnelle de
l’employeur de son délégataire.
En revanche sur le plan du Code pénal, pour ce qui concerne les
atteintes involontaires à l’intégrité de la personne, la
reconnaissance de responsabilité se heurte a priori à un obstacle
sérieux qui ne manquera pas d’être plaidé en défense, tenant à la
preuve d’un lien de causalité certain entre la situation de
travail dégradée et le dommage.
Or, celle-ci paraît extrêmement délicate à établir dans la mesure
où, tel le nuage radioactif, le virus ne s’arrête pas aux portes
de l’entreprise et ne connaît pas la frontière vie
professionnelle/vie privée, ce qui pose notamment la question de
la mobilité du salarié et des trajets domicile - lieu de travail
en cas d’utilisation des transports en commun.
Si le comportement imprudent du salarié n’exclut pas la
responsabilité pénale de l’employeur (à moins d’être la cause
exclusive de l’accident ou de la maladie), celui-ci ne saurait
être tenu pour responsable des événements ou comportements à
risques survenant dans le cadre de la vie privée.
À cet égard, il nous semble que le dispositif de dépistage et de
traçabilité mise en place par les autorités publiques de santé à
une finalité sanitaire ne saurait être utilisé aux fins d’établir
des responsabilités.
Pour autant, il n’est pas exclu que des juges puissent retenir
une appréciation très souple du lien de causalité, dès lors que
seraient établis des manquements de l’employeur à ses obligations
…
Bien entendu, cette preuve pourrait être d’autant plus facilitée
dans l’hypothèse d’une survenance de cas contacts ou
symptomatiques au sein de l’entreprise. Il va sans dire qu’il est
indispensable d’éviter l’apparition de clusters d’entreprise, et
que dans cette hypothèse, toutes les mesures d’urgence doivent
être mises en œuvre pour sécuriser la situation avant reprise du
travail.
Il en va plus généralement de l’acceptabilité sociale du retour
au travail, sachant que dans un contexte fortement anxiogène
largement entretenu par les médias, la perception d’un sentiment
d’insécurité constitue un facteur important de plaintes et de
contentieux.