Alain Bauer - CNAM : La mondialisation a considérablement fait évoluer le crime

La mondialisation a considérablement fait évoluer le crime

|| Sûreté - Malveillance
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25/04/2015
Alain Bauer - CNAM
Alain Bauer
Professeur de criminologie
CNAM

La sécurité est désormais au cœur des enjeux stratégiques des entreprises, tout particulièrement dans le cadre de leur développement à l'international. Alain Bauer, éminent spécialiste en criminologie, était présent le 8 avril à Casablanca pour le premier rendez-vous international du Forum TAC (Technology Against Crime) consacré à ces questions, dans le cadre de Préventica Maroc. En exclusivité pour Préventica, il expose sa vision des récentes évolutions du crime international.


Vous dîtes que notre vision du crime a changé, pourquoi ?
Désormais, on voit le crime, on lit le crime, on vit le crime dans sa quasi immédiateté. Internet, les réseaux sociaux, tweeter, ont rétracté le temps et l’espace. Ce qui mettait quelques mois, quelques semaines, quelques jours, puis quelques heures à être connu du grand public, entre aujourd’hui partout et tout de suite dans la vie de tout un chacun.
Cette rapidité a quelques qualités. Mais un rédhibitoire défaut : la perte de cohérence de l’information par l’absence de toute mise en perspective, annihilant toute véritable connaissance. Une information, rarement vérifiée, et plusieurs démentis sont autant d’éléments qui nourrissent le flux à égalité. Chacun veut aller plus vite, plus fort, et surtout assurer coûte que coûte un débit ininterrompu.
Du coup, noyant les quelques experts appelés en renfort, souvent prudents et attendant de savoir avant de parler, apparaissent des commentateurs de commentaires, affirmant tout en pensant interroger, déclamant en pensant informer, noyant en pensant éclairer.
Si aucun domaine n’est épargné, les questions criminelles ou terroristes semblent les plus touchées en raison de leur côté spectaculaire et à l’appétence du monde médiatique pour l’événement qui permet l’édition spéciale.
On a pu ainsi beaucoup s’étendre sur les origines et les mutations du crime organisé (« le dernier parrain » fait très souvent la « une » avant d’être, fort vite, remplacé par son successeur), les évolutions du terrorisme (on a découvert beaucoup de « loups solitaires » même quand ils agissaient à plusieurs et avaient pris soin de faire quelques voyages de formation), ou sur tout évènement criminel immédiatement classé comme exceptionnel ou sans précédent.
Dans le même temps, sont négligées ou ignorées des évolutions majeures de ce qu’on appelle la « face noire de la mondialisation ». Il faut donc cheminer autour de divers sujets majeurs.


Qu'entendez-vous par " face noire de la mondialisation "?
En premier lieu, il y a lieu de s'intéresser à la globalisation du crime.
Pour concevoir le crime du XXIe siècle, commençons à le placer dans son cadre large. Et donc temporellement long. Car la profondeur historique du crime est considérable. Ce phénomène tout sauf nouveau n'est plus seulement un sujet pour les grandes villes ou les Etats nationaux. Le vol d'identité, l'immigration illégale, le trafic de stupéfiants, les attaques terroristes, le trafic d'êtres humains et la criminalité financière se développent entre continents et hémisphères. Pourtant, trop souvent, la nouveauté des problèmes auxquels le Monde est confronté est surestimée. Sans perspective historique, il est difficile de percevoir ces évolutions.
La génération précédant la Première Guerre mondiale fut la première à affronter le crime à l’échelle internationale. A la fin du XIXème siècle, gouvernements, observateurs et leaders d'opinion, ont commencé à s'inquiéter d'une "réduction du Monde", due aux avancées technologiques de l’époque et à leurs effets culturels, sociaux, économiques sur le comportement criminel. Ils ont alors constaté des changements alarmants sur la criminalité ordinaire et l'apparition de nouvelles formes de criminalité (anarchisme, esclavage blanc, criminalité des étrangers). Des nouveaux experts, qui se dénommaient criminologues, utilisèrent le langage de la science pour tenter de se forger une vision planétaire du problème.
Dans un remarquable petit ouvrage passé inaperçu, le professeur anglais Paul Knepper décrit l’émergence de la criminalité internationale dans la Grande-Bretagne impériale des années 1881-1914. Plus précisément, il explore comment la dimension internationale est le seul moyen pratique de comprendre le crime en Grande-Bretagne durant cette période et depuis. Il faut pour cela revisiter les évolutions en matière de transport, de communication, et de relations commerciales débouchant sur un monde interconnecté. Des cette époque, policiers, journalistes, romanciers et autres observateurs ont décrit la montée en puissance de criminels professionnels, escrocs internationaux utilisant les nouvelles technologies de l'époque contre leurs victimes.
Mais cette internationalisation ne fut pas seulement technologique, elle avait une dimension impériale. Il faut donc aussi rappeler les conditions dans lesquelles les autorités politiques du l'Empire britannique encouragèrent le travail de décodage du crime à l’échelle internationale. En conséquence de quoi, l'administration coloniale s'appuya sur des analogies pour comprendre des personnes et des communautés incompréhensibles dans les anciens cadres de pensées. La recherche "coloniale" permit alors des comparaisons entre criminalité interne et perception d'une "classe criminelle globalisée".
Longtemps, on a vu le criminel comme un individu singulier, parfois épaulé par un petit groupe (une bande, un gang, un Posse, …) qui, au rythme d’une carrière plus ou moins spectaculaire, construisait une légende ou un mythe. Chefs de gangs, meurtriers en série ou de masse, ont ainsi construit leur image au rythme du développement des moyens de communication.
Quel média pourrait survivre sans sa (ses) page(s) de faits divers ? Mais, loin du spectacle, les empires du crime contrôlent des régions entières et se sont invités au banquet de la géopolitique mondiale.
Public, journalistes, et parfois policiers, étaient eux mêmes fascinés par ces « beaux voyous » et quelques road movies plus ou moins romancés mais fondées sur des faits réels, condensés dans le temps et dans l’espace.
Depuis la reconnaissance, un peu forcée, par Edgar Hoover de l’existence de la Mafia aux Etats Unis, après le « raid d’Apalachin » fin 1957, le crime organisé est désormais reconnu comme tel. Mais pendant longtemps, il n’était identifié que par des chefs de file de familles ayant développé des « business models » marqués par des opérations criminelles classiques (racket, prostitution, trafics) largement sous-estimés. Depuis il a beaucoup progressé.
Non seulement la mondialisation criminelle n’a pas attendu celle des Etats, mais elle les a atteints au cœur. De plus, considérant la faiblesse de certains Etats, les cartels criminels ont décidé de recréer des territoires qui ne sont plus limités à quelques jungles difficiles d’accès comme ce fut le cas pour les FARC en Colombie ou du Triangle d’or birman.
Dans le même temps, de la « récession Yakuza » des années quatre-vingt, en passant à la même époque par les Savings and Loans (caisses d’épargne) américaines), puis par le Mexique, la Russie ou la Thaïlande, une série de crises financières à dimension criminelle – plus ou moins prononcée - a ébranlé les principaux pays du Monde durant les trente dernières années. Et ce sans que les régulateurs centraux n’y prête la moindre attention, alors même que le Fonds monétaire international (FMI) estime la masse d’argent sale entre 1 % et 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Le monde du crime est devenu un acteur financier de première importance.

La lutte contre le terrorisme peut-elle devenir plus efficace ?
Depuis toujours la définition du terrorisme fait défaut. Les grandes organisations internationales ont le plus grand mal à préciser ce que c’est. On est toujours le terroriste ou le résistant de quelqu’un d’autre. De la confusion dans les termes nait une difficulté dans la thérapie : Comment soigner ce qu’on ne peut pas diagnostiquer ?
Depuis la réapparition après la chute du mur de Berlin en 1989, d'un terrorisme d'une nature différente des précédents (indépendant des grands Empires, qui pouvaient permettre ou empêcher une action en tenant les camps d'entraînements, les faux papiers, l'argent, les armes et les explosifs), on s'interroge beaucoup sur la nature des terroristes implantés qui ont peu à peu remplacé les opérateurs importés.
Les organisateurs de la tragédie du 11 Septembre 2001 se sont pour l’essentiel appuyés sur des agents envoyés en Occident. Depuis, le nombre d’opérateurs nés en occident ou y résidant depuis leur enfance, certains convertis, a fortement progressé. Si beaucoup d’entre eux continuent à voyager vers des pays disposant de prédicateurs qui les confortent dans leur volonté criminelle, d’autres, de plus en plus nombreux, sont connectés par leurs ordinateurs sans avoir besoin de se déplacer et donc avec de moindres chances d’être identifiés.
La situation n'est certes pas nouvelle, mais la capacité d'amnésie des dispositifs de lutte semble sans limite et les services restent relativement imperméables aux évolutions précédant une tragédie, avant de se réadapter à marche forcée, passant ainsi de l'extrême déni à l'extrême inverse.
Avec Khaled Khelkal en 1995, puis le Gang de Roubaix en 1996, la France a connu la douloureuse expérience des hybrides, mi-gangsters, mi-terroristes, naviguant entre deux fichiers et échappant ainsi à l'attention des services incapables de faire la connexion et de dépasser les cloisonnements. Seize ans plus tard, Mohammed Merah rappellera que le processus fonctionnait toujours, comme cela avait d'ailleurs été longuement rappelé dans l'étude de Mitch Silber que j'avais supervisée pour le NYPD (Police de New York) sur la Radicalisation en Occident, la menace intérieure, en 2006.

Que pensez-vous de l'évolution des cyberattaques ?
Il ne se passe pas de jours sans une information signalant la réussite d’une opération de pénétration dans des serveurs sécurisés publics ou privés, le pillage de distributeurs de billets de banque, l’annonce d’un prise de contrôle de commandes de réseaux d’eau, d’électricité, de dispositifs médicaux, ou même de surveillance… Mais l’essentiel, le cœur du réseau et sa partie cachée, est rarement évoqué.
Et on feint chaque fois de découvrir le problème, après Echelon, Carnivore, Prism, outils de plus en plus intrusifs, dont nul ne connaît l’efficacité réelle proclamée, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.
Si les annonces apocalyptiques des premières années de prise de conscience des mécanismes de hacking n’ont guère rencontré d’écho, et si les effets réels des opérations de cyberfraude ont en général nécessité le soutien involontaire de nombreuses victimes intéressées à l’expansion de leur outil reproducteur, à leurs capacités nocturnes ou à l’aubaine de récupérer quelques millions de dollars volés par un illustre inconnu subitement décédé et dont la veuve réclame le soutien par internet, des évolutions plus récentes semblent montrer qu’un nouveau palier a été atteint. A la fois en termes d’expansion du nombre de comptes visés, notamment en falsifiant des courriels d’EDF, mais également des moyens techniques utilisés, notamment le rançonniciel masqué derrière la puissance publique (impôts ou douanes).
Le blanchiment, notamment via l'utilisation de cartes prépayées, est également devenu un élément de préoccupation, notamment en raison des effets pervers de mesures de libéralisation de l’Union Européenne.


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