Risques de délestages électriques : quels enjeux de santé-sécurité au travail dans les entreprises ?

ORGANISATION DE LA PREVENTION || Management SST
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19/12/2022 - Sébastien MILLET

La France va se trouver confrontée à une situation inédite cet hiver en raison comme chacun sait d’une conjoncture négative (disponibilité insuffisante du parc électro-nucléaire, incidences de la guerre en Ukraine sur le marché du gaz, etc.).


La France va se trouver confrontée à une situation inédite cet hiver en raison comme chacun sait d’une conjoncture négative (disponibilité insuffisante du parc électro-nucléaire, incidences de la guerre en Ukraine sur le marché du gaz, etc.).

Derrière le renchérissement considérable des coûts qui alimente la tendance inflationniste de l’économie, c’est surtout la continuité d’approvisionnement en énergie qui est impactée. 

Notre souveraineté énergétique n’est plus ce qu’elle était ... Au-delà des polémiques, l’urgence est de s’adapter et d’anticiper au mieux sachant que différents scénarii sont sur la table, en fonction des aléas climatiques et des efforts de sobriété qui seront à l’oeuvre.

Un dispositif d’urgence est prévu « en dernier recours » pour soulager le réseau électrique en cas de situation offre/demande très tendue, via des coupures électriques temporaires (limitées à 2h continues et sur des plages de journée), ciblées et programmées, appelées délestages.

S’il faut a priori relativiser ce risque compte tenu du caractère hypothétique et exceptionnel de ce type de mesure, il n’empêche qu’il s’agit d’un sujet essentiel pour la continuité d’activité des entreprises. A vouloir diffuser des messages parfois trop rassurants, le risque peut être de placer les entreprises en situation d’impréparation.

Voici quelques éléments de réflexion pour l’agilité et la résilience :

 

  1. Anticiper les risques dans le cadre de la démarche PCA

Le sujet intéresse aussi bien l’organisation que l’humain et la technique.

Si certains secteurs d’activité d’importance essentielle seront épargnés (Défense, établissements de santé, etc. – cf. arrêté du 5 juillet 1990 ; décret n° 2022-1539 du 8 décembre 2022), la majorité des entreprises doit se préparer.

Tant que le « dur » de l’hiver n’est pas encore arrivé, il est temps pour chaque direction d’entreprise d’adapter son plan de continuation d’activité (PCA), sans doute déjà bien rôdé depuis la crise sanitaire du covid-19.

Dans ce cadre, la dimension « risques professionnels » ne doit pas être négligée, compte tenu de l’obligation de sécurité et de protection de la santé qui impose notamment d’adapter les mesures de prévention en cas de changement de circonstances.

Il est d’autant plus difficile de ne pas anticiper ce risque que les recommandations de sobriété énergétique font déjà ressentir leurs effets dans le domaine de la santé et des conditions de travail : éclairage électrique, limitation du chauffage dans les locaux de travail, etc.

Dans certaines entreprises, la QVCT est mise à rude épreuve !

 

  1. Analyser les risques de toute nature induits par la perte d’alimentation électrique

Avant toute chose, il est essentiel d’analyser les risques.

En cas de shutdown sur le lieu de travail ou d’activité (dans l’entreprise ou à l’extérieur), le personnel peut se trouver exposé à différentes situations à risque, telles que par exemple :

  • Pertes éventuelles de contrôle,
  • Dysfonctionnement d’équipements,
  • Arrêt des dispositifs de détection,
  • Blocages d’accès,
  • Interruption des moyens de communication,
  • Arrêt des dispositifs de sûreté,
  • Incidents de déplacement ou de transport,
  • Incidents sur chantiers extérieurs,
  • Etc.

Autant de situations de travail susceptibles de présenter des dangers, qu’il convient d’éviter à la source, sans parler des risques en santé mentale (stress, etc), liés au fait de devoir momentanément travailler en mode dégradé ... à moins de prendre le parti de planifier une interruption générale d’activité pour le personnel concerné, sur la journée ou la plage cible.

 

  1. Le volet technique

Au plan technique, il convient d’identifier notamment les installations et équipements critiques (y compris informatiques), les équipements susceptibles de présenter des vulnérabilités, afin de définir des mesures de sauvegarde pertinentes (alimentation de secours, groupes électrogènes, consignes, etc.).

Précisons qu’au plan réglementaire, les équipements de travail doivent répondre à des prescriptions de sécurité pour leur mise sur le marché, notamment en cas de défaillance de l'alimentation en énergie : « La machine est conçue et construite de manière que l'interruption, le rétablissement après une interruption ou la variation, quel qu'en soit le sens, de l'alimentation en énergie de la machine n'entraîne pas de situations dangereuses. En particulier, il convient d'être attentif à ce que :
-la machine ne puisse se mettre en marche inopinément ;
-les paramètres de la machine ne puissent changer sans qu'un ordre ait été donné à cet effet, lorsque ce changement peut entraîner des situations dangereuses ;
-la machine ne soit empêchée de s'arrêter si l'ordre d'arrêt a déjà été donné ;
-aucun élément mobile de la machine ni aucune pièce maintenue par la machine ne puisse tomber ou être éjecté ;
-l'arrêt automatique ou manuel des éléments mobiles, quels qu'ils soient, ne puisse être empêché ;
-les dispositifs de protection restent pleinement opérationnels ou donnent un ordre d'arrêt. 
» (cf. C. Trav., R4312-1, Annexe I, point 1.2.6.).

L’exigence safety by design ne dispense sans doute pas d’identifier d’éventuels risques de dysfonctionnement et de prendre en amont les mesures de prévention le plus adéquates.

La situation est quelque peu paradoxale, puisqu’il s’agit ici de gérer les risques liés à la perte d’alimentation électrique, alors qu’en règle générale, on s’intéresse surtout aux risques liés à la présente d’une tension électrique !

Il convient également de ne pas sous-estimer les situations de risques liés au redémarrage d’installations après coupure.

 

  1. Le volet organisationnel et humain

Au-delà des aspects techniques, la clé reste sans doute l’organisation, en particulier sur le plan :

  • Du suivi journalier des informations susceptibles de concerner chaque établissement (cf. plateforme Monecowatt.fr), afin d’anticiper au mieux le délestage et son moment (J-3/ J-2/ J-1/ J) ;
  • De l’information en temps utile du personnel et de ses représentants sur la conduite à tenir (sans oublier l’organisation des secours si besoin) ;
  • De la coordination de la prévention en cas d’interventions d’entreprises extérieures et de situations de coactivité ou d’interférences entres installations et matériels (cf. réunions d’inspection commune ou de coordination à prévoir en vue de la mise à jour du plan de prévention) ;
  • De l’aménagement de l’organisation du travail en conséquence les jours ciblés via notamment :
    • L’aménagement des horaires et la gestion des repos/ congés ;
    • Le recours au télétravail de crise (C. Trav., L1222-11 : « en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d'épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et garantir la protection des salariés ») ;
    • Le placement en activité partielle (le Ministère du travail précise dans son questions-réponses mis à jour le 7 décembre 2022 que « dans le cas où une entreprise directement affectée par le délestage n’est pas en mesure d’aménager le temps de travail de ses salariés pour faire face à cette situation, il lui est possible, en dernier recours, de mobiliser, pour la durée du délestage et, le cas échéant, pendant la durée nécessaire à la remise en marche des unités de production, le dispositif d’activité partielle de droit commun, sur le motif « toutes autres circonstances exceptionnelles. L’utilisation de ce motif autorise les entreprises à bénéficier de la souplesse prévue à l’article R.5122-3 du code du travail permettant à l’employeur de disposer d’un délai de 30 jours à compter du placement des salariés en activité partielle pour adresser sa demande préalable. »).

Ces mesures d’aménagement et de dispense d’activité permettent de supprimer les risques à la source. La difficulté sera toutefois de trouver la bonne organisation au cas par cas, sachant que si les coupures seront d’une durée limitée (2h consécutives au plus, normalement), l’incidence en termes de désorganisation risque d’être plus large.

A noter que la possibilité d’imposer a posteriori la récupération des heures perdues (= sans application du régime des heures supplémentaires) en cas de coupure électrique s’est déjà posée. Si la jurisprudence avait pu l’admettre à l’époque dans le cadre de grèves dans le secteur de la production d’électricité (Cass. Soc. 25 avril 1984, no 81-41580, Cass. Soc. 9 juillet 1986, no 85-45795), la condition de force majeure posée par la loi (C. Trav., L3121-50, 1°) risque toutefois d’être discutable ici, à moins de pouvoir se placer sur le terrain des « intempéries ». En effet, la force majeure suppose une imprévisibilité (appréciée strictement en jurisprudence, comme par exemple dans le cadre de la crise sanitaire : Cass. Civ. 3ème 23 novembre 2022 n° 22-12753 en matière de bail commercial), ce qui paraît fragile au regard de la campagne d’information du public mise en place … 

 

  1. Le volet dialogue social

Sans doute peut-il être utile de mobiliser et faire coopérer ici en groupe de travail le « référent prévention » et le « référent sobriété », lorsqu’ils ont été désignés dans l’entreprise.

Surtout, au plan collectif, ces mesures doivent s’inscrire dans le cadre du dialogue social avec le CSE s’il existe (cf. précédente chronique), sachant qu’il dispose d’attributions consultatives sur :

  • Les sujets/ projets de mesures ponctuelles touchant la marche générale de l’entreprise ;
  • La mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels (si elle s’avère nécessaire).

En définitive, cette approche selon les principes généraux de prévention doit permettre de sécuriser l’entreprise dans sa continuation d’activité, et d’éviter autant la survenance d’accidents du travail (et la responsabilité associée), que l’exercice du droit de retrait en cas d’éventuelle situation de danger grave et imminent.