Agression du personnel : ne pas confondre droit de retrait individuel et droit de grève pour motif de sûreté

SECURITE DES LIEUX DE TRAVAIL || Prévention intrusion / malveillance
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31/10/2017 - Sébastien MILLET

Dans un contexte de dégradation générale des rapports sociaux et d’exposition des travailleurs à des risques de violences externes, on assiste à une tendance à la recrudescence du recours au droit de retrait dans les certains secteurs (cf. notamment transports publics, ERP, structures sociales et médico-sociales, établissements commerciaux ou bancaires, sécurité, etc.). 


Dans le même temps, celui-ci apparaît souvent comme un moyen d’action sociale, stimulé par la montée en puissance de l’obligation de prévention et de la prise en compte des problématiques de santé-sécurité au travail, ce qui peut contribuer à brouiller les lignes en pratique.  

Légalement, il convient de rappeler que tout travailleur  relevant du Code du travail bénéficie d’un droit de retrait lorsqu’il se trouve dans une situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, ou en cas de constat d’une défectuosité d’un système de protection (C. Trav., L4131-1 s.).

Seule condition pour le salarié, en alerter immédiatement l’employeur ou son représentant, lequel ne peut alors :

  • Ni lui demander de reprendre son activité dans qu’un danger grave et imminent persiste (en cas d’accident du travail, le salarié bénéficierait dans ce cas d’une reconnaissance de plein droit de faute inexcusable, le manquement à l’obligation de sécurité de résultat étant présumé par la loi) ;
  • Ni le sanctionner en raison d’un refus de reprendre le travail dans cette hypothèse ;
  • Ni pratiquer une retenue sur sa rémunération pendant cette période, à charge pour le salarié de se tenir à disposition pour reprendre son travail une fois que les conditions de sécurité sont rétablies de manière sûre.

Mais voilà, la tentation peut être grande pour une collectivité de salariés d’invoquer le droit de retrait face à des incidents pouvant être interprétés comme révélateurs d’un risque plus général d’atteinte à la santé ou à la sécurité physique.

La jurisprudence veille ici à bien distinguer l’exercice du droit de retrait de l’exercice du droit de grève, afin d’éviter les détournements de procédure.

Or, la frontière est parfois assez ténue puisque le droit de retrait constitue un droit que chaque salarié peut exercer individuellement, mais aussi conjointement avec d’autres salariés, ce qui le rapproche alors de la dimension collective du droit de grève. Il existe toutefois certaines différences essentielles dans la mesure où la grève est caractérisée par la cessation collective et concertée du travail en vue de faire aboutir des revendications professionnelles (alors que le retrait est fondamentalement un droit de protection de l’intégrité physique personnelle).Surtout, la grève nécessite -contrairement au droit de retrait- d’observer un préavis pour les agents du service public ou des entreprises chargées de la gestion d’un service public, notamment dans le transport (cf. C. Trav., L2512-2). Le droit de grève entraîne la suspension du contrat de travail sans maintien de rémunération pour les salariés grévistes (sauf éventuel protocole d’accord de fin de conflit en ce sens). 

Une décision récente permet de revenir sur cette ligne de démarcation (Cass. Soc. 27 septembre 2017, n° 16-22224 et 16-23585).

Dans cette affaire, une centaine d’agents (103) de la SNCF travaillant en contact direct avec la clientèle, s’étaient retirés de leur poste en réaction à deux agressions par un usager le 26 décembre 2014. Une fois mis fin à l’incident et l’agresseur maîtrisé, la direction leur faisait injonction de reprendre leur travail pour le 17 décembre 2014 à 19 heures. Prétextant poursuivre leur droit de retrait, les agents ne reprenaient pas leur poste et se voyaient appliquer une retenue sur salaire pour motif d’absence injustifiée à compter de cette échéance. 

Devant le Conseil de prud’hommes en première instance, les agents se voient déboutés de leur demande d’indemnisation du préjudice subi. Jugement confirmé devant la Cour de cassation, qui estime qu’ « appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, le conseil de prud’hommes (…) a fait ressortir que les agents n’avaient pas de motif raisonnable de penser que la situation dans laquelle ils se trouvaient présentait un danger grave et imminent pour leur vie ou leur santé après le 17 décembre 2014 à 19 heures ».

En l’espèce, le Conseil de prud’hommes avait considéré que, dès le démarrage, la cessation du travail ne relevait pas de l’exercice du droit de retrait, estimant qu’il doit s’agir d’un acte de réaction individuelle à une situation imprévue, grave et exceptionnelle et que celui-ci ne peut être dévoyé et servir une autre cause telle que des intérêts de négociation aussi légitimes soient-ils, ni se substituer à d’autres droits tels que le droit de grève.

Or, plusieurs éléments d’ordre chronologique et spatial tendaient à démontrer un détournement du droit de retrait au regard de l’agression présentée comme une situation de « danger grave et imminent » :

  • Absence d’unité de temps : les retraits étaient étalés sur plusieurs séquences, d’heures, de jours, de semaines, en fonction des cas de figures et des périodes de travail de chacun des salariés ;

  • Absence d’unité de lieu : les retraits étaient exercés dans un périmètre couvert par plusieurs CHSCT régionaux, le Conseil de prud’hommes de juger qu’ « un éventuel danger grave et imminent ne peut valablement être attaché à une région dont le découpage est purement administratif » ;

  • L’existence de revendications professionnelles antérieures relatives à la sûreté des agents, étayée par l’existence de consignes syndicales incitant les agents à exercer un droit de retrait pour faire pression sur la direction en vue d’obtenir que les agents puissent contrôler les titres de transport en binômes ;

  • Absence de situation de danger : l’agresseur unique ayant été préalablement neutralisé, la direction avait ordonné la reprise du travail, ce qui fragilisait d’autant plus l’existence d’un « motif raisonnable de penser » qu’il puisse subsister un danger de nature  vitale.

Il s’agissait donc, sous couvert de droit de retrait, d’une forme de débrayage concerté, prévu et revendiqué, plus proche d’un acte de solidarité que d’une action personnelle de chacun.

Les juges du fond ont ainsi fait ressortir un amalgame avec le droit de grève, dans la mesure où les consignes étaient d’exercer un droit de retrait collectif à une occasion d’agression d’un agent, sans qu’un danger grave et imminent ne soit forcement avéré de façon individuelle. Or, ce point est fondamental puisque le droit de retrait suppose que chaque salarié, pris individuellement, ait des raisons de penser qu’il était exposé à un danger. 

Que ce soit avant ou après l’ordre de reprise du travail, le Conseil de prud’hommes a donc estimé que le droit de retrait n’était pas justifié, au sens légal du terme. En particulier, le fait qu’il s’agisse d’une préoccupation récurrente susceptible de justifier l’intervention des CHSCT n’était donc pas suffisant sur le plan juridique.

La Cour de cassation valide cet argument, en laissant aux juridictions du fond un pouvoir souverain d’appréciation des faits concernant la reconnaissance ou non du droit de retrait (ce faisant, elle se montre toutefois moins favorable au droit de retrait que dans une précédente décision similaire - cf. Cass. Soc. 20 octobre 2008, n° 07-43740).

Elle se limite toutefois à la période d’absence injustifiée : en tout état de cause, à compter du 17 décembre 2014 à 19 heures (échéance de l’injonction patronale de reprise du travail), les agents ne pouvaient plus prétendre avoir un motif raisonnable de penser être en situation de danger grave et imminent en lien avec ces agressions de la veille, en conséquence de quoi ils se voient privés de leur droit à maintien de rémunération (cette retenue constituant ici la contrepartie à l’absence de fourniture de travail, et non une sanction pécuniaire illicite).

Sans se prononcer sur l’usage du droit de grève (la problématique concernait ici uniquement le droit au maintien de salaire), l’arrêt confirme implicitement la règle d’incompatibilité relevée par les juges du fond : ainsi, la cessation du travail dans un contexte de revendications professionnelles qui l’apparente à un mouvement de grève est de nature à disqualifier par principe l’invocation du droit de retrait. 

A l’inverse, la jurisprudence avait déjà considéré que « les salariés qui se retirent d'une situation de travail, au motif qu'elle présente un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d'eux, n'exercent pas le droit de grève » (Cass. Soc. 11 juillet 1989, n° 86-43497).

L’appréciation des juges du fond étant souveraine, il peut néanmoins arriver qu’une décision reconnaisse la régularité du droit de retrait, dans un contexte où celui-ci était concomitant à un mouvement de grève de solidarité suite à une agression de collègue survenue la veille (cf. Cass. Soc. 19 mai 2010, n° 09-40353 – en l’espèce, les juges avaient bien caractérisé les critères du droit de retrait et relevé que le salarié n’était pas gréviste).

En outre, cela n’exclut pas qu’un retrait puisse se poursuivre sous la forme d’une grève. Cela avait jugé dans le cadre d’une ancienne décision à propos de la protection contre le licenciement disciplinaire de salariés grévistes (cf. Cass. Soc. 26 septembre 1990, n°88-41375 – https://www.preventica.com/actu-chronique-exigence-securite-conflit-social-entreprise-1311211.php ) : « Mais attendu (…) qu'après avoir refusé d'exécuter un ordre qui s'avérait dangereux pour leur santé et pour leur vie, les salariés ont présenté une revendication professionnelle, à savoir l'obtention du bénéfice de la position chômage-intempéries ; que l'arrêt de travail qui s'en est suivi caractérise l'exercice par les salariés du droit de grève (…) ». A cet égard, l’arrêt du 27 septembre 2017 ne semble pas constituer en tant que tel un revirement de jurisprudence.

En conclusion, cette décision apporte une clarification utile sur l’exercice de ces deux droits périphériques, qui sont distincts et n’entraînent pas l’application du même régime juridique.   

Ces droits ne se confondent également pas avec le droit d’alerte reconnu au CHSCT, et qui sera transféré au nouveau Comité économique et social (CSE) qui lui succèdera prochainement dans les entreprises employant au moins 50 salariés (cf. C. Trav., L2312-60 nouveau issu de l’ordonnance « Macron » n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 : « Un membre de la délégation du personnel au comité social et économique exerce les droits d’alerte en situation de danger grave et imminent ainsi qu’en matière de santé publique et d’environnement dans les conditions prévues, selon le cas, aux articles L4132-1 à L4132-5 et L4133-1 à L4133-4 »).