Produit défectueux et risques professionnels, quelles responsabilités ?

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25/01/2021 - Sébastien MILLET

Les accidents du travail ont souvent un dénominateur commun : l’utilisation de matériels, équipements de travail, machines ou produits dans les entreprises. Qu’en est-il lorsque l’utilisation d’un produit défectueux est à l’origine d’un accident de travail (ou d’une maladie professionnelle) ?


En droit positif, les prescriptions de sécurité applicables, notamment en matière de conception et d’utilisation des équipements de travail, sont nombreuses, et leur inobservation alimentent largement le contentieux de la responsabilité, tant pénale que civile.

Qu’en est-il lorsque l’utilisation d’un produit défectueux est à l’origine d’un accident de travail (ou d’une maladie professionnelle) ?

En pratique, la question alimente peu le contentieux dans la mesure où en particulier, le régime juridique de la faute inexcusable de l’employeur, traditionnellement apprécié sous le prisme de l’obligation de sécurité de résultat, conduit souvent et de manière discutable à se satisfaire d’une analyse superficielle des éléments techniques du dossier, dès lors qu’il est relevé que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

Dès lors qu’un manquement (par exemple en matière de formation) a indirectement contribué au dommage, la responsabilité de l’employeur est très généralement retenue, permettant au salarié victime d’obtenir réparation complémentaire de leurs chefs de préjudices non couverts par la sécurité sociale.

On rappellera toutefois que la jurisprudence a évolué ces dernières années et favorise une meilleure égalité des armes, en imposant aux juridictions de prendre en considération l’ensemble des éléments de preuve fournis par l’employeur pour sa défense, ce qui doit permettre une meilleure analyse en profondeur (cf. pour une application récente en matière de faute inexcusable : Cass. Civ. 2eme, 8 octobre 2020, n° 18-25021 et 18-26677).

Parmi les moyens d’exonération possibles, figure toujours en première place la démonstration d’une absence de conscience du danger ou d’une cause étrangère exclusive de tout au manquement, imprudence ou négligence.

Typiquement dans ce registre, l’employeur doit pouvoir échapper à l’engagement de sa responsabilité aussi bien civile que pénale, si l’accident révèle que le produit était défectueux, et qu’il peut établir que cette défectuosité, imputable à son producteur, constitue la cause exclusive de l’accident.

Des poursuites pénales peuvent d’ailleurs être dirigées directement contre le fabricant, en cas d’accident lié à un vice ou une non-conformité de son équipement, constitutif de négligence ou de manquements réglementaires (cf. notre précédent article sur l’obligation de sécurité du fabricant)

Sur le plan civil, en fonction de la qualité de la victime, l’indemnisation des préjudices peut s’avérer complexe dans la mesure où on peut se retrouver à la frontière entre plusieurs régimes de responsabilité : accidents du travail, responsabilité du fait des produits défectueux, responsabilité du fait des choses, accident de la circulation, etc.

Lorsque la victime de l’accident du travail est un travailleur salarié (ou assimilé), celui-ci pourra toujours par défaut se retourner et agir en responsabilité à l’encontre du fabricant, soit sur le terrain du droit commun de la responsabilité extra contractuelle (CSS, L454-1), soit selon le régime spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux, sachant qu’il n’est pas exigé de contrat entre le producteur et la victime (C. Civ. art. 1245 et s.).

Ce dernier présente l’avantage d’être un régime de responsabilité de plein droit, non fondé sur la preuve d’une faute.

Précisons ici quelques contours de son cadre juridique ; la loi prévoit que :

  • L'action en réparation de la victime est soumise à un délai de prescription de 3 ans à compter de la date à laquelle elle a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

    • Dans tous les cas, la responsabilité du producteur au titre du produit défectueux (en-dehors d’une faute de sa part) est éteinte 10 ans à compter de la mise en circulation du produit.

  • Le producteur reste responsable des conséquences de sa faute et de celle des personnes dont il répond.

  • La victime doit prouver :
    1. 1.Le dommage ;
    2. 2.Le défaut ;
    3. 3.Le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
  • La faute n’est donc pas exigée pour mettre en œuvre ce régime de responsabilité, étant précisé que le producteur peut être responsable du défaut même lorsque le produit :
    • A été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ;
    • A fait l'objet d'une autorisation administrative (par exemple en matière de médicament).

  • Un produit est considéré comme défectueux lorsqu'il « n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre », ce qui doit être apprécié compte tenu de toutes les circonstances, et notamment :
    • De la présentation du produit ;
    • De l'usage qui peut en être raisonnablement attendu  
    • Du moment de sa mise en circulation initiale.

  • En jurisprudence, un défaut d’information sur les modalités d’utilisation dans la notice du produit permet de caractériser le caractère défectueux du produit (Cass. Civ. 1ere, 9 juillet 2009, n° 08-11073). La responsabilité est donc potentiellement large puisqu’elle s’étend au-delà de la seule existence d’un vice de fabrication.

  • A noter que la défectuosité doit être distinguée du défaut de conformité, lequel correspond à la non-conformité de la chose vendue par rapport aux stipulations contractuelles et permet d’agir en résolution judiciaire du contrat de vente pour manquement du vendeur à son obligation contractuelle de délivrance d'un bien conforme.

  • La responsabilité du fait des produits défectueux est applicable à la réparation de 2 types de dommages, à savoir :

    • Celui qui résulte d'une atteinte à la personne ;

      et/ou

    • Celui qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même, au-delà d’un montant de franchise de 500 euros (cf. décret n° 2005-113 du 11 février 2005).

    Ce point est d’interprétation stricte et interdit de pouvoir demander réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même, et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte (tels qu’une perte d'exploitation ou l'absence de fourniture de machine de remplacement, comme vient de le rappeler une récente décision – cf. Cass. Civ. 1ere, 9 décembre 2020, 19-21390).

    A noter que dans les relations entre professionnels, une clause contractuelle limitant la responsabilité du producteur en cas de produits défectueux est possible, mais uniquement pour les dommages causés aux biens qui ne sont pas utilisés par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privée. Dans les autres cas, une telle clause est illicite et réputée non écrite.
  • Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit (entendu comme tout bien meuble, même s'il est incorporé dans un immeuble, y compris l’électricité), qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime, que ce soit dans le cadre d’une utilisation à titre privé ou professionnel.

    Précisons que l’intégrateur est présumé solidairement responsable avec le producteur lorsque le dommage est causé par le défaut d'un produit incorporé dans un autre, ce qui par exemple peut être qu’en matière d’équipements de travail.

    Lorsque le producteur ne peut être identifié, le vendeur, le loueur (sauf s’il est crédit-bailleur), ou tout autre fournisseur professionnel est responsable du défaut de sécurité du produit, dans les mêmes conditions que le producteur, à moins de désigner dans les 3 mois de la réclamation son propre fournisseur ou le producteur.

  • En pratique, ce régime d’apparence favorable à la victime doit toutefois être nuancé sachant que de principe le producteur est responsable de plein droit, il peut toutefois s’exonérer en apportant la preuve soit :

    • Qu'il n'avait pas mis le produit en circulation ;

    • Qu’au regard des circonstances, le défaut est né postérieurement à la mise en circulation du produit ;

    • Que le produit n'a pas été destiné à la vente ou à toute autre forme de distribution ;

    • Qu’en l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, il n'a pas permis de déceler l'existence du défaut (non révocable lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci) ;

    • Que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire ;

    • Que le défaut de la partie composante du produit est imputable à la conception du produit dans lequel cette partie a été incorporée, ou aux instructions du producteur.


Point important lorsqu’il est question d’accident du travail, la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, lorsqu’au regard des circonstances, le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d'une personne dont la victime est responsable (cf. collègues, supérieur hiérarchique, chef d’entreprise, etc.).

Toutefois, vis-à-vis de la victime, la responsabilité du producteur n'est pas réduite par le fait d'un tiers ayant concouru à la réalisation du dommage (il disposera contre celui-ci d’une action récursoire au titre le cas échéant d’un partage de responsabilité).

En pratique, la question de la preuve et de l’expertise technique est centrale, afin notamment de dénouer la question de l’état des connaissances techniques et scientifiques (sachant qu’en soi, l’existence d’une incertitude scientifique ne suffit pas à caractériser le défaut de sécurité).

De même, l’enjeu assurantiel est capital pour le producteur, et nécessite une grande vigilance sur le contenu des clauses contractuelles, comme l’illustre une décision récente relative aux exclusions de garanties (Cass. Civ. 2eme, 17 décembre 2020, n° 18-24103, à propos d’un défaut d’équipement à l’origine de l’explosion dans une installation industrielle). Dans cette affaire, les juges ont souverainement estimé que l’exclusion de garantie ne pouvait toutefois être opposée par l’assureur à l’assuré, dans la mesure où l’expertise avait fait ressortir « qu’aucun des moyens couramment employés dans l'industrie ne permettait de détecter le vice interne qui affectait les tuyères avant leur mise en service, et que ce vice de construction présentait même un caractère pernicieux en ce sens qu'il ne pouvait être révélé ni par une anomalie de débit (…) ni par les alarmes de température qui équipaient le circuit », et qu’au regard de cette impossibilité, il n’incombait pas au fabricant de réaliser des vérifications plus amples que celles effectuées.   

Observons que tout cela revêt un enjeu particulier dans le contexte de la crise sanitaire actuelle et de campagne massive de vaccination, même si l’hypothèse qu’elle puisse être rendue obligatoire en entreprise semble très improbable…