Dommages lors de rassemblements et responsabilité pour provocation à commettre des actes illicites dommageables à l’entreprise

SECURITE DES LIEUX DE TRAVAIL || Prévention intrusion / malveillance
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19/12/2018 - Sébastien MILLET

La Cour de cassation vient de reconnaître la responsabilité civile d’un syndicat professionnel au titre de propos d’un de ses dirigeants à l’occasion d’une manifestation, à l’origine d’un dommage.


Réunie en Chambre mixte regroupant l’ensemble de ses chambres civiles, sociale et criminelle, la Cour de cassation vient de reconnaître la responsabilité civile d’un syndicat professionnel au titre de propos d’un de ses dirigeants à l’occasion d’une manifestation, à l’origine d’un dommage (Cass. Ch. Mixte, 30 novembre 2018, n° 17-16047).

Au-delà de la sphère juridique (arrêt de principe destiné à une large diffusion), cette décision a une résonnance toute particulière dans le contexte actuel de mouvement des gilets jaunes et de leurs conséquences économiques pour les entreprises.


1.Les faits et la procédure

Les faits se déroulent en 2013 en Mayenne : à l’appel d’organisations syndicales agricoles, des producteurs de lait organisent une manifestation devant le siège d’une entreprise et brûlent des pneus, endommageant son portail et ses équipements d’accès.

Compte tenu du montant des dégradations (près de 70 000 euros), une action en justice est engagée par l’entreprise aux fins de voir reconnaître la responsabilité civile délictuelle de la fédération agricole, et d’obtenir la réparation du préjudice causé.

La particularité de cette affaire tient au fait que cette responsabilité était recherchée sur le terrain de la faute, à savoir le fait pour le président de la fédération syndicale, d’avoir donné au nom de celle-ci des directives à l’origine de la réalisation du dommage.

La fédération syndicale se voit condamnée à indemniser intégralement le préjudice, du fait des propos de son représentant légal tenus pour le compte de celle-ci, bien qu’il n’ait toutefois pas formellement donné d’ordre de brûler les pneus.

Les juges relèvent toutefois au vu des éléments factuels du dossier que sa participation active dans l’organisation logistique des évènements a pu constituer une faute en relation avec les dommages invoqués.

La décision d’appel énonce ainsi que « (…) le syndicat n’a ni pour objet, ni pour mission d’organiser, de diriger, de contrôler l’activité des participants au cours des manifestations et il ne saurait être déclaré responsable de plein droit de toutes les conséquences dommageables des abus qui auraient pu être commis au cours de celles-ci ; toutefois, sa responsabilité peut être retenue lorsqu’il est établi qu’il a, par instructions ou par tout autre moyen, commis des fautes en relation avec les dommages invoqués (…) ».


2. La décision : la faute de complicité par provocation

Cette décision est approuvée par la Cour de cassation, au motif suivant : « (…) Mais attendu que l’arrêt retient que le président du syndicat est celui qui, par la teneur de ses propos, a pris en charge l’organisation logistique des opérations et donné les instructions d’organisation de la manifestation à tous les participants présents au rassemblement ; qu’il a donné dans ce cadre les directives “pour garer et ranger les pneus chez Lactalis” ; qu’il a, ensuite, ?xé un nouveau rendez-vous aux manifestants à un rond-point d’où ils sont alors partis vers l’usine et qu’il était sur place lorsque ces pneus ont été embrasés ; Que la cour d’appel ayant fait ressortir la participation effective du syndicat aux actes illicites commis à l’occasion de la manifestation en cause, il en résulte que l’action du syndicat constituait une complicité par provocation au sens de l’article 121-7 du code pénal, de sorte que se trouvait caractérisée une faute de nature à engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, sans que puisse être invoqué le béné?ce de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881  (…) ».

L’argument principal du syndicat, selon lequel, s’agissant de propos tenus en public, sa responsabilité ne pouvait être engagée que sur le fondement spécial de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, et non sur le terrain du droit commun de la responsabilité délictuelle (ex-article 1382 du Code civil, devenu l’article 1240), est donc rejeté.

La Cour de cassation considère simplement ici que l’action de l’entreprise victime est bien recevable sur le terrain de la faute classique, qu’elle fonde ici -bien qu’il ne soit ici question que de responsabilité civile- en référence à l’article 121-7 du Code pénal selon lequel « (…) Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre ».

Rappelons que le délit de provocation suivie d’effet peut soit être une forme de la complicité punissable en général (du point de vue du Code pénal), soit constituer un délit spécial de presse (cf. loi du 29 juillet 1881, art. 23 : « Seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet. (...) »).

La ligne de partage entre les deux qualifications tient pour l’essentiel au caractère impersonnel ou non de la provocation, sachant que la provocation-complicité du Code pénal peut être reconnue dès lors qu’elle s’adresse directement à l’auteur de l’infraction, sans nécessiter d’avoir une dimension publique. L’infraction spéciale de presse ne prime donc pas nécessairement, comme dans le cas d’espèce.


3. Mise en perspective avec l’actualité

Cette décision intervient alors que l’actualité médiatique est absorbée par le mouvement des gilets jaunes, ce qui appelle quelques réflexions :

  • D’emblée, on observe toutefois une différence majeure tenant à la spécificité de ce mouvement, très hétérogène et qui, faute d’être structuré autour d’une organisation institutionnelle, est dépourvu de personnalité juridique et donc difficilement susceptible de voir sa responsabilité engagée.

    Face à un risque d’impunité des auteurs d’actes dommageables (qui rendra souvent assez illusoire la constitution de partie civile des victimes), les entreprises -et leurs salariés- ne sont pas totalement démunies, et peuvent notamment activer leurs polices d’assurances ou solliciter à défaut les fonds d’indemnisation tels que la CIVI ou le FGTI, selon la nature des dommages.

    La responsabilité (sans faute) de l’Etat peut également être recherchée en cas de dommages causés par des attroupements ou rassemblements (cf. CSI, L211-10 : « L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée »).

  • L’autre particularité tient au rôle de caisse de résonnance et d’intermédiation joué par les réseaux sociaux.

    Au-delà de toucher les personnes, ce phénomène impacte également les entreprises, non seulement du point de vue de leur image mais également de leurs relations sociales internes.

    L’entreprise étant tout sauf un ilot déconnecté du monde, le risque est -tout particulièrement dans un contexte d’élections professionnelles (passage en CSE) et d’adaptation aux nombreuses réformes sociales et économiques- que le climat général de radicalisation dans le discours médiatique et politique soit finalement relayé à l’intérieur de l’entreprise et affecte son fonctionnement.

    Force est de constater une tendance à la multiplication de dérives et d’abus (cf. injures, diffamations, provocations, appel au boycott, etc.), ce qui a pour pendant le développement du contentieux notamment en matière de relation de travail, autour des questions relatives :

    • Aux limites de la liberté d’expression du salarié (cf. CA REIMS 15 novembre 2017, n°16/02786) ;
    • A l’étendue du pouvoir disciplinaire de l’employeur en cas de conversations en groupe fermé qualifiées de privées (cf. Cass. Soc., 12 septembre 2018, n°16-11690) ;
    • Ou encore, à la recevabilité et à la licéité des preuves tirées des réseaux sociaux (cf. Cass. Soc., 20 décembre 2017, n° 16-19609 ; Cass. Soc. 11 avril 2018, n° 16-18590 ; CA TOULOUSE 2 février 2018, n° 16/04882).