Selon vous, quels ont été les grands bouleversements dans
le monde du travail ces 10 dernières années ?
C’est un vieux sujet, mais la transition numérique reste un enjeu
majeur, que la crise sanitaire a accéléré. Elle est déjà en cours
depuis très longtemps, mais vient beaucoup questionner
l'organisation du travail et les modèles managériaux. Parce que,
si je caricature un peu les choses, nous possédons un imaginaire
du bureau et une organisation du travail peu ou prou hérités du
modèle fordiste. C’est-à-dire que nous avons plus ou moins
répliqué l'organisation scientifique du travail dans le bureau.
Avec le numérique s’est opérée une horizontalité de la hiérarchie
du bureau qui était jusque-là très verticale. De nouveaux
imaginaires se créent autour de l’importance du bien informel, de
la sérendipité, des rencontres fortuites desquelles vont naître
l’innovation…avec parfois une pensée un peu magique autour de
l'horizontalité du bureau, mais une prise de conscience qu'avec
le numérique, on change de paradigme par rapport au travail. Et
que d’un travail qui était basé sur les tâches répétitives, très
codifiables, nous passons dans un modèle où celles-ci sont
mixtes. Il y a des tâches routinières peu créatives, et d’autres
où il est important d’innover, de faire différemment, où le
modèle hérité ne colle pas.
Le problème, c’est que nous ne sommes ni tout à fait dans un
modèle, ni tout à fait dans l’autre. Nous nous trouvons dans un
entre-deux, où on ne sait parfois pas très bien à quoi sert le
bureau, à quoi doit ressembler le management, ni quel degré
d’autonomie accorder. La pandémie a rendu visible un certain
nombre de ces enjeux, et du retard que nous avons. Un fossé s’est
créé entre une transformation très rapide et exponentielle des
outils, et la transformation des institutions, qui n’est que
linéaire. Et cette différence dans l’évolution soulève un grand
nombre de problèmes : frustration, manque de cohésion sociale,
fractures, montée du populisme…
La quête de sens au travail est-elle compatible avec le
modèle traditionnel de management en France ?
Finalement, le sens faisait partie du « package du contrat
fordiste », puisque l’organisation classique ou industrielle
donnait un grand nombre de contreparties : protection sociale,
sécurité, syndicats… Il y avait un certain alignement avec les
autres sphères de vie. Avec la révolution numérique, la
mondialisation, et le déclin industriel avec une transformation
vers des métiers de services, nous avons constaté un
désalignement. Les contreparties se sont désagrégées. Il y a
moins d’accès au logement, de protection sociale, de retraite, de
puissance syndicale…
En plus de cela, nous questionnons non seulement les
contreparties, mais également le travail en lui-même ; son
organisation, son degré aliénant, ses objectifs, ses valeurs…
Tout cela, c’est le reflet de ce que j'appelle dans mon
livre, "la désagrégation du contrat de labeur" dont
on a hérité à l'époque fordiste.
Quelles seraient les solutions ? Y a-t-il des modèles
existants capables de concilier bien-être des salariés et
productivité ?
Si je reprends le modèle du contrat de labeur, c'est-à-dire une
aliénation en échange de contreparties, il faut regarder des deux
côtés pour avoir des pistes de réflexion sur où nous pouvons
aller. Les contreparties continuent d'être toujours aussi
pertinentes. La rémunération reste un gros sujet aujourd'hui,
avec notamment des problématiques de recrutement. La question du
logement est aussi une question beaucoup plus forte encore qu’il
y a 30 ou 40 ans. Les loyers ont augmenté beaucoup plus que les
salaires. Donc pour les nouveaux entrants sur le marché du
travail, cela soulève la question de la mobilité géographique. Si
on avait plus de mobilité géographique, on pourrait avoir une
meilleure adéquation entre l’offre et la demande. Les autres
contreparties héritées du modèle fordiste ne sont pas du tout
adaptées au foyer moderne, avec deux adultes qui travaillent, des
familles monoparentales, etc. Nous n’avons pas intégré dans les
contreparties des sujets très importants liés à la parentalité
lorsqu’on travaille. Sur le marché allemand par exemple, il y a
des millions d'adultes qui ne sont pas en condition de
travailler, parce qu'il n'y a pas assez de gardes d'enfant, ou
alors c'est inaccessible. C'est pour cela que beaucoup sont à
temps partiel, et d’autres ont des conditions de travail très
pénibles, parce que la conciliation de toutes ces contraintes est
très difficile et impose de se mettre en retrait par rapport au
travail. Ça, c'est un sujet central et j'espère qu'il va prendre
de l'ampleur.
Dans les contreparties, il y a également la question des
transitions professionnelles, qui devaient être multiples. Nos
institutions ne sont pas faites pour soutenir des gens qui
changent de métier, à l'exception de la rupture conventionnelle.
Qui est un mécanisme exceptionnel de transition professionnelle,
mais est plutôt réservée à des personnes privilégiées qui vont
négocier avec leur employeur. Et dans d'autres cas, les gens
perdent leur emploi et ils n’ont rien derrière, ce qui ne permet
pas la meilleure transition pour se former et faire quelque chose
de nouveau.
Qu'est-ce qui vous rend optimiste quant à l'avenir du
monde du travail ? Qu'est-ce qui vous rend pessimiste
?
Ce qui me rend optimiste, c'est que la période de pandémie a
permis de prouver que le télétravail est possible dans de
nombreuses organisations. Celles-ci se demandent toutes comment
on peut inventer un modèle hybride. C'est déjà un énorme progrès.
Nous avons surmonté des obstacles qu'on pensait insurmontables.
La deuxième chose qui me rend optimiste, c'est qu'on n'a jamais
autant parlé de tous ces sujets que depuis le début de la
pandémie. Donc je pense qu'il y a des tas d'idées qui
avancent.
Ce qui me rend pessimiste, c'est un petit peu le revers de cette
même médaille. La pandémie a révélé d'autres problématiques. Sur
les inégalités de genre notamment, à quel point des choses n'ont
pas bougé du tout. Par exemple sur le sujet de la charge mentale
au sein des couples hétérosexuels, qui a une répercussion massive
sur les carrières des femmes et donc sur le monde du travail. Et
évidemment, les conditions de travail restent très inégalitaires.
La recherche d’un mode de travail hybride va être un grand sujet
de la qualité de vie au travail.
