Il est de notoriété publique que la France se situe parmi les mauvais élèves de la classe européenne en matière de prévention. Elle n’y consacre que moins 2% du total de ses dépenses de santé, contre 8% au Danemark…un gouffre !
S’agit-il d’une pure fatalité ou d’un tropisme culturel alimenté par notre faible appétence collective à l’anticipation ? C’est une hypothèse.
Quand les français parlent de santé, du citoyen au responsable politique en passant par l’univers médiatique qui contribue à forger l’opinion, ils ont en tête le soin et, plus particulièrement l’offre de soins, en égrenant telle une litanie le chapelet des professions concernées : médecins, infirmiers, pharmaciens, secteur public versus secteur privé, soin versus médico-social…la liste est longue.
Les politiques hésitent quant à eux à s’emparer d’un sujet qu’ils jugent complexe et potentiellement piégeux. Et quand, contraints et forcés par la succession des crises, certains d’entre-eux s’y résolvent, il nous est donné d’assister à un festival de mesures éparses qui tentent de répondre à l’urgence, sans vision globale ni systémique, confondant par précipitation, réflexe ou inculture la santé avec un grand « S » et l’offre de soins, l’objectif et les moyens, vieux réflexe nourri par des décennies d’approche parcellaire teintée de corporatisme.
Il s'agit là un biais intellectuel assez courant, caractéristique de notre mode de pensée hexagonal, jadis diagnostiqué par le sociologue par Michel Crozier, et qui continue malheureusement de caractériser notre approche de nombreux sujets : "se précipiter vers la solution sans avoir pris le temps de poser le problème".
C'est tout particulièrement pénalisant et inefficace pour ce qui concerne le domaine de la santé, système complexe au sein duquel d'innombrables parties prenantes interviennent avec des logiques antagonistes, un champ de vision le plus souvent restreint à leur spécialité ou domaine, animées de visées fréquemment catégorielles.
Face aux problèmes et aux revendications qui surgissent à intervalle régulier, les gouvernements ont pris l’habitude de jouer au pompier - au SAMU…-, traitent les questions en silo - l'hôpital, la médecine de ville, les ARS, le "trou de la sécu", les infirmiers, les kinés, les labos, les pharmaciens… - sans jamais aborder le problème dans son ensemble...et son abyssale immensité : de l’aspirine pour soigner le cancer !
Comment s'étonner dès lors de la saturation des hôpitaux publics, de l'afflux vers leurs services d’urgences quand, après avoir imposé la règle saugrenue des 35 heures à des structures déjà passablement engorgées et contraintes par un empilement rigide de statuts catégoriels, on s'est systématiquement acharné par idéologie à orienter vers elles des flux qui auraient naturellement du et pu, pour une part significative, être pris en charge par d'autres structures plus souples, mobiles et proches du terrain ?... une parfaite illustration contemporaine de la célèbre phrase attribuée à Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Si l'on veut durablement affronter et résoudre la question socialement et politiquement majeure, voire explosive, de l'effondrement du système de santé français, il faut savoir se donner du temps, ce qui peut sembler paradoxal et contrintuitif en situation de crise, adopter une vision panoramique et inverser le paradigme : raisonner en termes de santé globale tout au long de la vie et non plus seulement en termes de soins et d’offre de soins, comme on l’a fait jusqu'à présent.
Il est ici question de commencer par garder l’individu en bonne santé, plutôt que de dépenser des fortunes à le « réparer », en somme de lancer une refondation complète.
Or, les faits sont têtus et les chiffres largement perfectibles. En France, l’espérance de vie totale est de 85,4 ans pour les femmes et de 79,4 ans pour les hommes, pour une espérance de vie en bonne santé de 67 ans pour les femmes et de 65,6 ans pour les hommes, ce qui représente un différentiel considérable sur lequel des politiques de prévention et de dépistage adaptées peuvent influer de façon positive.
Suivant en cela l’avis quasiment unanime des experts du domaine de la santé, le gouvernement français s’accorde désormais à reconnaitre en la prévention une voie de salut pour notre système de santé, peut-être la seule. C’est en tout cas ce qu’affirmait Aurélien Rousseau, éphémère Ministre de la Santé, lors du congrès du think tank CHAM « pertinence et qualité en santé » fin septembre dernier.
Une fois le principe posé et son bien-fondé admis, il reste à identifier les acteurs de terrain susceptibles de concourir efficacement à l’atteinte des objectifs.
C’est là qu’apparait la difficulté, dans un contexte de forte tension sur les ressources. C’est là que des solutions organisationnelles innovantes peuvent être envisagées en faisant appel à des acteurs jusqu’ici laissés de côté, en l’occurrence les acteurs de la santé au travail.
Un étrange oubli en forme de fatalité lorsqu’il s’agit de prévention…
Restée pendant de longues décennies à l’écart du vent de l’innovation qui a largement bouleversé le paysage du système de santé, la Santé au Travail demeure en outre l’éternelle « grande oubliée » des approches et discours politiques sur la santé et sur la prévention, à tous les niveaux de l’Etat…y compris très récemment au plus haut d’entre eux.
…malgré les très fortes potentialités qu’elle recèle au service de la prévention et de la santé…qui répondent à autant de priorités gouvernementales majeures et déclarées comme telles…
Dans un système de santé reconçu et réorganisé autour des problématiques de santé publique et de prévention, - « One Health » - comme le prônent de plus en plus d’institutions (l’OMS), d’experts et le Ministre de la Santé et de la Prévention lui-même, la santé au travail est en mesure de jouer un rôle d’acteur opérationnel central déterminant en matière :
De prévention, de dépistage, de maintien en emploi et de veille sanitaire
Elle dispose pour ce faire d’atouts uniques parmi les acteurs du système de santé :
- Elle est susceptible d’accompagner l’ensemble de la population active du pays sur le très long
terme, plus de 40 ans, de son entrée dans le monde du travail à son départ en retraite - Elle possède d’ores-et-déjà d’un réseau extrêmement dense, qui quadrille avec une forte
granularité l’ensemble du territoire, au point de constituer, dans certains déserts médicaux, le
premier point d’accès au système de santé - Elle est déjà très largement financée par les entreprises et ne nécessitera que des financements
complémentaires pour en tirer le meilleur parti
La santé au travail recèle ainsi de très fortes potentialités qui peuvent être résumées en une équation simple, mais ambitieuse :
Santé des travailleurs = santé des citoyens = performance des entreprises
= performance collective du pays
… Et qui n’attendent qu’une « révolution culturelle » à portée de main pour en administrer la preuve…c’est sans doute le plus dur !
La Santé au Travail a connu quatre réformes en vingt ans : 2004, 2011, 2016 et 2021…Toutes se sont globalement accordées sur les constats, mais aucune n’est parvenue à y apporter une réponse d’ensemble pérenne et pleinement satisfaisante, y compris celle qui vient de s’achever, à l’issue de longues phases successives d’étude, de concertation et de décision qui ont duré près de cinq ans.
Initiée en janvier 2018 par le Premier ministre Edouard Philippe, qui évoquait lui-même le « mille feuilles administratif » dans sa lettre de mission, elle était partie sur des bases ambitieuses et refondatrices, mais s’est progressivement essoufflée au fil des rapports, de la longue trêve imposée par la pandémie du COVID, des compromis entre partenaires sociaux et des discussions parlementaires qui n’ont pas manqué d’accorder grâce à certains restes de conservatisme…de corporatisme ?
En résultent quelques avancées significatives, comme la clarification des missions des services de santé au travail, une ouverture – certes encore bien timide – vers la santé publique, la numérisation des dossiers et l’interopérabilité des systèmes d’information.
Demeurent néanmoins intacts le « mille feuilles administratif », la structure encore morcelée des services de santé au travail, qui permet difficilement l’émergence d’acteurs de dimension nationale…et le principe d’une tutelle tatillonne du Ministère du travail, plus habitué à raisonner en termes de contrôle des moyens que des résultats… toutes choses que la réforme avait pour but de combattre.
Eloignée de l’univers des innovations tant technologiques qu’organisationnelles depuis de trop longues décennies, la santé au travail semble décidément peiner à y entrer de plain-pied. Il faut sans doute y voir la persistance de diverses formes de blocage, d’un manque d’ambition et d’appétence à l’innovation de ses nombreux acteurs, alors que tous les « ingrédients » sont sur la table » pour la repositionner en acteur majeur d’une prévention, désormais considérée comme un enjeu prioritaire par le gouvernement.
Lourde tâche néanmoins que celle qui consiste :
- A Revisiter la tutelle des pouvoirs publics à partir d’une vision ouverte et non plus strictement règlementaire, dans une dynamique d’innovation
- A Rapprocher les univers de la santé au travail et de la santé publique, tant en termes de pilotage stratégique que de coordination opérationnelle et de financement
- A Faciliter l’expérimentation et le déploiement des innovations, tant technologiques qu’organisationnelles, afin de passer du stade de l’artisanat à celui de l’industrie du 21ème siècle, en libérant le potentiel latent des nombreux acteurs nouveaux attirés par l’univers de la santé au travail et qui frappent à sa porte dans des domaines extrêmement variés : téléconsultation, dispositifs médicaux connectés, Intelligence Artificielle, projets d’acteurs de dimension nationale
Les exemples de terrain observés dans des secteurs d’activité très variés démontrent d’ores-et- déjà la faisabilité et la valeur ajoutée de telles approches…
Dans le domaine des industries de pointe, la société AXON’ CABLE, ETI de 2500 personnes – dont 1200 hors de France - spécialisée dans le câblage et la connectique de haut de gamme, dont le siège social est situé à Montmirail (Marne), a placé la santé au travail au coeur de son modèle économique.
Allant au bout de la démarche, AXON’ CABLE a développé un Service de Prévention et de Santé au Travail autonome, « Hygie Prévention 4.0 », aux ambitions clairement affichées, “To out-best the best…Construire le meilleur Service de Santé au Travail au monde », en s’appuyant sur quatre piliers :
- Renforcer la prévention et le suivi de la santé des salariés, grâce au « Preventive Health Checkup »
- Améliorer la santé des salariés grâce à l’Activité Physique et Sportive en milieu professionnel et prévenir la désinsertion grâce au retour précoce au travail
- Dépister précocement les maladies silencieuses grâce à des partenariats de recherche et des analyses par Intelligence Artificielle et décloisonner le parcours de soins avec la santé publique grâce à des conventionnements
- Déverser les données de santé individuelles du salarié contenues dans son Dossier Médical en Santé au Travail (DMST) et les données collectives de l’analyse des risques professionnels issues du dans un Entrepôt de Données de Santé, afin de procéder à des analyses sur de longues périodes en s’appuyant sur les potentialités de l’intelligence artificielle.
La démarche est tellement exemplaire des synergies réalisables entre santé au travail et santé publique que François Braun, alors Ministre de la Santé et de la Prévention, a pris la peine de venir inaugurer ce service lors d’un de ses déplacements dans la région, alors qu’il n’exerce pas la tutelle sur la santé au travail… prémices prémonitoires d’un futur Ministère du Travail et de la Santé ?
Dans un tout autre domaine d’activité, l’Hôpital Foch de Suresnes a parfaitement intégré les synergies de plus en plus étroites entre santé au travail et santé publique, en ouvrant récemment :
- Le centre Line Renaud, qui offre aux 2300 salariés de l'Hôpital un bilan de santé annuel. Inauguré en mars 2023, il a déjà examiné 750 salariés à la fin 2023. Son ouverture aux salariés des entreprises ou des SPSTI est envisageable dans un second temps
- Le centre de check-up de la Défense, destiné par nature aux salariés des entreprises et
organisations de toute nature
…Un peu de prospective à portée de main : vers une nouvelle santé travail élargie à la couverture des besoins de santé publique de la population active…
La santé au travail, est aujourd’hui un système largement sous-utilisé, à la recherche quasiment existentielle de sens et de raison d’être, tout comme la spécialité médicale qui l’accompagne, la médecine du travail.
Il convient et il est tout-à-fait possible de leur redonner du sens en conjuguant ses missions traditionnelles relatives à la santé des salariés, plus essentielles que jamais dans un monde du travail en plein bouleversement, avec une mission plus large d’appui efficace au dispositif de prévention en santé publique.
Conçue pour harmoniser les actions en évitant d’éventuelles redondances – bilans de santé de micarrière prévus en santé au travail par la loi du 2 aout 2021, bilans de santé en cours de mise en place par la CNAM -, cette nouvelle approche se propose d’exploiter au mieux les possibilités offertes par l’explosion des nouvelles technologies pour prendre en compte les besoins en matière de prévention et de dépistage. Elle est bâtie autour des deux piliers suivants :
- Un véritable bilan de santé global, effectué régulièrement sur la base d’examens et de formulaires en ligne, complétées par des consultations en présentiel, prenant en compte les paramètres tant professionnels que personnels
- Une assistance par l’Intelligence Artificielle qui permet d’envisager une médecine à la fois préventive et prédictive, à l’occasion des nombreux points de rencontre entre le salarié et son service de santé au travail durant sa vie professionnelle
…Un modèle de financement revisité en conséquence
Evoluer vers une santé au travail et une médecine du travail revalorisées et dynamisées s’accompagnera vraisemblablement d’un coût additionnel.
Dans cette perspective, il conviendrait d’envisager, sous réserve d’analyse complémentaire, un système de financement mixte, coordonnant l’intervention de nouveaux acteurs, en complément des
acteurs historiques, en harmonie et de façon coordonnée avec eux :
- La base de financement traditionnelle per capita demeurant intégralement à la charge de l’entreprise, correspondant à l’offre socle des services de santé au travail définie par la loi du 2 aout 2021
- Des prestations complémentaires financées :
a. En partie par les employeurs et, pourquoi-pas en partie également par les salariés, sur la base du volontariat, à l’image des avantages sociaux cofinancés, tels les tickets restaurants, les mutuelles, …
b. Et/ou leurs assureurs santé complémentaires dans le cadre des contrats collectifs santé/prévoyance souscrits par l’entreprise - Des prestations financées par la CNAM au titre des actions de santé publique et de prévention, qui figurent au rang des priorités gouvernementales : bilans de santé complets, consultations de généralistes ou de spécialistes, examens d’imagerie et de laboratoire
La santé au travail peut prendre une part active dans la refonte du système de santé français, pour lequel la prévention est désormais unanimement considérée comme un enjeu décisif.
Rêvons ainsi…rêvons à un temps – proche ? - où la santé et la médecine du travail seront devenues la santé et la médecine de la vie active, intégrant en termes de prévention, de dépistage et d’accompagnement les différentes dimensions de notre santé : personnelle, professionnelle et environnementale.
Le rêve pourrait devenir réalité sous la conduite déterminée du nouveau « ministère du travail, de la santé et des solidarités » …un beau chantier pour Mme. Catherine Vautrin, qui prouverait ainsi concrètement la pertinence et la valeur ajoutée de ce nouvel édifice gouvernemental, au moment où le Président de la République appelle à une « révolution » dans la conduite de l’action publique, en quête de souplesse, d’imagination, d’allègement des contraintes, de promotion de l’usage du numérique, …
Chiche ?