Laëtitia Vitaud - média Nouveau Départ : « Nous faisons face à un fossé exponentiel, entre la transformation des outils et celle des institutions »

« Nous faisons face à un fossé exponentiel, entre la transformation des outils et celle des institutions »

ORGANISATION DE LA PREVENTION ||
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08/11/2021
Laëtitia Vitaud  - média Nouveau Départ
Laëtitia Vitaud
Autrice, entrepreneuse et conférencière sur le futur du travail. Cofondatrice
média Nouveau Départ

Spécialiste des mutations du monde professionnel, Laëtitia Vitaud livre son point de vue sur les évolutions majeures de ces dernières années et les changements à venir.

Selon vous, quels ont été les grands bouleversements dans le monde du travail ces 10 dernières années ?
C’est un vieux sujet, mais la transition numérique reste un enjeu majeur, que la crise sanitaire a accéléré. Elle est déjà en cours depuis très longtemps, mais vient beaucoup questionner l'organisation du travail et les modèles managériaux. Parce que, si je caricature un peu les choses, nous possédons un imaginaire du bureau et une organisation du travail peu ou prou hérités du modèle fordiste. C’est-à-dire que nous avons plus ou moins répliqué l'organisation scientifique du travail dans le bureau. Avec le numérique s’est opérée une horizontalité de la hiérarchie du bureau qui était jusque-là très verticale. De nouveaux imaginaires se créent autour de l’importance du bien informel, de la sérendipité, des rencontres fortuites desquelles vont naître l’innovation…avec parfois une pensée un peu magique autour de l'horizontalité du bureau, mais une prise de conscience qu'avec le numérique, on change de paradigme par rapport au travail. Et que d’un travail qui était basé sur les tâches répétitives, très codifiables, nous passons dans un modèle où celles-ci sont mixtes. Il y a des tâches routinières peu créatives, et d’autres où il est important d’innover, de faire différemment, où le modèle hérité ne colle pas.
Le problème, c’est que nous ne sommes ni tout à fait dans un modèle, ni tout à fait dans l’autre. Nous nous trouvons dans un entre-deux, où on ne sait parfois pas très bien à quoi sert le bureau, à quoi doit ressembler le management, ni quel degré d’autonomie accorder. La pandémie a rendu visible un certain nombre de ces enjeux, et du retard que nous avons. Un fossé s’est créé entre une transformation très rapide et exponentielle des outils, et la transformation des institutions, qui n’est que linéaire. Et cette différence dans l’évolution soulève un grand nombre de problèmes : frustration, manque de cohésion sociale, fractures, montée du populisme…

La quête de sens au travail est-elle compatible avec le modèle traditionnel de management en France ?
Finalement, le sens faisait partie du « package du contrat fordiste », puisque l’organisation classique ou industrielle donnait un grand nombre de contreparties : protection sociale, sécurité, syndicats… Il y avait un certain alignement avec les autres sphères de vie. Avec la révolution numérique, la mondialisation, et le déclin industriel avec une transformation vers des métiers de services, nous avons constaté un désalignement. Les contreparties se sont désagrégées. Il y a moins d’accès au logement, de protection sociale, de retraite, de puissance syndicale…
En plus de cela, nous questionnons non seulement les contreparties, mais également le travail en lui-même ; son organisation, son degré aliénant, ses objectifs, ses valeurs… Tout cela, c’est le reflet de ce que j'appelle dans mon livre, "la désagrégation du contrat de labeur" dont on a hérité à l'époque fordiste.

Quelles seraient les solutions ? Y a-t-il des modèles existants capables de concilier bien-être des salariés et productivité ?
Si je reprends le modèle du contrat de labeur, c'est-à-dire une aliénation en échange de contreparties, il faut regarder des deux côtés pour avoir des pistes de réflexion sur où nous pouvons aller. Les contreparties continuent d'être toujours aussi pertinentes. La rémunération reste un gros sujet aujourd'hui, avec notamment des problématiques de recrutement. La question du logement est aussi une question beaucoup plus forte encore qu’il y a 30 ou 40 ans. Les loyers ont augmenté beaucoup plus que les salaires. Donc pour les nouveaux entrants sur le marché du travail, cela soulève la question de la mobilité géographique. Si on avait plus de mobilité géographique, on pourrait avoir une meilleure adéquation entre l’offre et la demande. Les autres contreparties héritées du modèle fordiste ne sont pas du tout adaptées au foyer moderne, avec deux adultes qui travaillent, des familles monoparentales, etc. Nous n’avons pas intégré dans les contreparties des sujets très importants liés à la parentalité lorsqu’on travaille. Sur le marché allemand par exemple, il y a des millions d'adultes qui ne sont pas en condition de travailler, parce qu'il n'y a pas assez de gardes d'enfant, ou alors c'est inaccessible. C'est pour cela que beaucoup sont à temps partiel, et d’autres ont des conditions de travail très pénibles, parce que la conciliation de toutes ces contraintes est très difficile et impose de se mettre en retrait par rapport au travail. Ça, c'est un sujet central et j'espère qu'il va prendre de l'ampleur.
Dans les contreparties, il y a également la question des transitions professionnelles, qui devaient être multiples. Nos institutions ne sont pas faites pour soutenir des gens qui changent de métier, à l'exception de la rupture conventionnelle. Qui est un mécanisme exceptionnel de transition professionnelle, mais est plutôt réservée à des personnes privilégiées qui vont négocier avec leur employeur. Et dans d'autres cas, les gens perdent leur emploi et ils n’ont rien derrière, ce qui ne permet pas la meilleure transition pour se former et faire quelque chose de nouveau.

Qu'est-ce qui vous rend optimiste quant à l'avenir du monde du travail ? Qu'est-ce qui vous rend pessimiste ?
Ce qui me rend optimiste, c'est que la période de pandémie a permis de prouver que le télétravail est possible dans de nombreuses organisations. Celles-ci se demandent toutes comment on peut inventer un modèle hybride. C'est déjà un énorme progrès. Nous avons surmonté des obstacles qu'on pensait insurmontables. La deuxième chose qui me rend optimiste, c'est qu'on n'a jamais autant parlé de tous ces sujets que depuis le début de la pandémie. Donc je pense qu'il y a des tas d'idées qui avancent.
Ce qui me rend pessimiste, c'est un petit peu le revers de cette même médaille. La pandémie a révélé d'autres problématiques. Sur les inégalités de genre notamment, à quel point des choses n'ont pas bougé du tout. Par exemple sur le sujet de la charge mentale au sein des couples hétérosexuels, qui a une répercussion massive sur les carrières des femmes et donc sur le monde du travail. Et évidemment, les conditions de travail restent très inégalitaires. La recherche d’un mode de travail hybride va être un grand sujet de la qualité de vie au travail.