La performance au détriment du bien-être au travail

DOSSIER
ORGANISATION DE LA PREVENTION || Management SST / 01/11/2012

Des voix s’élèvent contre le lean


Entre un lean idéal où les processus de préparation, contrôle, production et développement sont simplifiés et où les résultats attendus sont :
• Facilité de gestion
• Réduction des délais
• Amélioration de la qualité des produits
• Motivation plus importante
• Plus grande autonomie
• Participation plus importante
• Réduction des prix de revient
• Considération mutuelle
Les dérives seraient nombreuses et le lean de plus en plus controversé.


Une démarche participative biaisée

Selon certains experts, le lean ne tiendrait pas ses promesses,concernant l'écoute des salariés, la prise en compte de leurs difficultés et leur participation à l'élaboration d'un travail de qualité.
Tout d'abord, parce qu'il reposerait sur une vision réductrice du travail humain, où les salariés ne font qu'exécuter les procédures et tâches qui leur sont prescrites. Dès lors, seuls ces standards pourraient être discutés. Ce serait oublier que l'activité de travail consiste justement à gérer ce que l'organisation du travail n'a pas anticipé, à développer dans l'instant d'autres standards.

Ce travail réel ne pourrait être mis en discussion, car il transgresserait les règles imposées par le lean. Les salariés gèreraient donc les aléas sans le dire, en prenant sur leurs ressources individuelles. Le lean restreindrait également leurs marges de manoeuvre pour y faire face, en supprimant les temps morts, avec un risque d'atteintes physiques à la clé.

La qualité du travail défendue par le lean, à savoir le meilleur produit au meilleur coût, ne répondrait pas aux multiples critères développés par les salariés, qui y intègrent le respect du client, le souci de l'environnement… Le cadre contraint de discussion prescrit par le lean ne permettrait pas d'en débattre. A défaut de pouvoir peser sur l'évolution du travail, les salariés la subiraient, psychiquement.


Un impact négatif sur les conditions de travail

La mise en place du lean se traduirait par une montée des risques psychosociaux et des troubles musculo-squelettiques.
Philippe Rouzaud, consultant au cabinet Secafi et auteur du livre « Le lean tisse sa toile et vous entoure » (L’Harmattan) s’inquiète des dérives de la méthode sur le terrain : « l’intensification des rythmes de travail, la suppression des moments d’échanges et des déplacements jugés inutiles aboutissent à un délitement du lien social. Par ailleurs, la quantification de toutes les tâches vide de sens le travail, ce qui est désastreux pour l’image de soi et la santé mentale des salariés. »

Bien ou mal appliquée, la méthode Lean n’est pourtant jamais sans conséquences sur la santé.
C’est ce que révélait déjà en 2006 une étude du Centre d’étude de l’emploi sur l’impact des formes d’organisations du travail sur la santé, menée par le socio-économiste Antoine Valeyre.
Dans cette étude, 66 % des salariés en lean production se déclarent être exposés à des atteintes liées à la santé au travail (contre 53% dans les organisations dites « apprenantes » qui privilégient l’autonomie et la prise d’initiative) et 32,6% souffrent du stress (28,5% dans les organisations apprenantes et 20,8% dans les structures « tayloriennes »).

L'étude de la DARES publiée en septembre 2011 innove en proposant une interprétation conjointe de l’influence de ces nouveaux dispositifs sur le risque d’accidents du travail - ou de troubles musculo-squelettiques - et la productivité de l’entreprise. Ceci afin d'évaluer notamment si une éventuelle augmentation du risque provient ou non d’une hausse de l’intensité du travail.
L’étude montre ainsi que l’obtention de la certification qualité ISO 9001 s’accompagne en moyenne d’une diminution des accidents du travail et d’une hausse de la productivité, dans les entreprises de 200 salariés ou plus, mais pas dans les plus petites.
En revanche, le risque d’accidents du travail augmente en moyenne suite à la mise en place de procédures de labellisation, qui supposent le respect de critères précis, notamment de qualité, du produit ou service mis en vente, et à l’entrée dans un réseau (d’enseignes, franchises...). Pour les auteurs, cette progression a pour origine les changements dans les méthodes et les exigences du travail auxquels les salariés éprouvent du mal à s’adapter, ainsi qu'à une augmentation de l’intensité du travail.
La mise en place de l’analyse fonctionnelle est en moyenne associée à une baisse du risque d’accidents et de la productivité. Très probablement parce que ce dispositif améliore la sécurité au prix d’un coût de mise en place qui freine à court terme la productivité.

Sur le terrain, experts CHSCT, ergonomes et syndicalistes constatent pour leur part une faible prise en compte des questions de santé au travail, une rationalisation du temps de travail et des tâches qui n'a rien à envier au taylorisme et un accroissement des troubles musculo-squelettiques ou psychosociaux. Au Japon, dans les usines Toyota, des salariés meurent d'épuisement cardiaque ou se suicident du fait du " surtravail ".
Ce bilan fait l'objet d'une véritable controverse entre directions et syndicats, mais aussi entre syndicats et entre ergonomes, certains voulant croire aux promesses du lean.


La justice reconnaît l'influence du lean management sur les conditions de travail

Le 6 janvier 2012, le tribunal de grande instance de Nanterre a débouté de sa demande la direction de l’entité Capgemini qui assignait en référé le CHSCT.
A l’origine, la direction de cette structure contestait le souhait du CHSCT de faire appel à une expertise extérieure pour se prononcer sur la méthode de lean management déployée au sein de la SSII. Selon le procès-verbal de la décision, la direction estime que « les conditions du recours à l’expertise ne sont pas réunies » car « le projet de déploiement d’une méthode d’amélioration du travail ne constitue pas un chantier important modifiant les conditions de travail, de santé et de sécurité des collaborateurs » et « qu’aucun risque grave (pour les employés – NDLR) n’est établi ».

Au final, le tribunal de grande instance a estimé, au contraire, que c’était à bon droit que le CHSCT avait décidé de recourir à une expertise extérieure. Difficile de mesurer, pour l’instant, les répercussions de cette décision. C’est en tout cas la première fois que la justice valide le fait qu’un projet d’organisation tel que le lean management puisse avoir une influence sur les conditions de travail des salariés. En revanche, c’est la seconde fois qu’un tribunal appuie une instance représentative du personnel sur le sujet. Le 18 février 2011, le tribunal de grande instance de Pontoise avait suspendu la mise en place du projet lean chez Atos Intégration, au motif que la direction n’avait pas respecté les procédures de consultation. Le comité d’entreprise d’Atos évoquant, à l’époque, une « tentative de passage en force ».


Que faire pour limiter les dégâts du lean ?

La capacité d'attraction du lean et de ses promesses, tant auprès des directions que des salariés, rend plus difficile sa remise en question. Les représentants du personnel ne peuvent donc s'en tenir à une simple dénonciation.
La question du contenu du travail et de ses finalités doit être discutée, dans des espaces différents de ceux proposés par le lean et déconnectés de ses impératifs productifs, afin que les salariés puissent élaborer et défendre collectivement leur propre vision de l'activité sur la base de leur expérience. Cela permettrait de rééquilibrer le débat sur le travail et ses évolutions souhaitables entre les opérateurs et le management.

Il est aussi nécessaire que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) puisse jouer son rôle et exercer son droit d'expertise sur la mise en place d'organisations en lean, pour mettre en débat leurs effets potentiels sur la santé des salariés.
Il serait également souhaitable que les acteurs de la prévention, médecins du travail ou ergonomes, soient correctement informés des projets lean et associés en amont de leur mise en oeuvre, afin d'éviter une dégradation des conditions de travail.

Chez Toyota, au Japon, la mobilisation conjointe de syndicalistes, de médecins et d'avocats extérieurs à l'entreprise a permis d'obtenir l'indemnisation des victimes du surtravail.

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