Le lock out d’un établissement est-il possible en cas de grève menaçant la sécurité des installations industrielles ?

SECURITE DES LIEUX DE TRAVAIL || Sites industriels / seveso
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28/02/2017 - Sébastien MILLET

Le lock out consiste pour l’employeur à arrêter temporairement l’activité de l’entreprise ou de l’établissement, en raison d’une grève qui affecte son fonctionnement. C’est une mesure unilatérale prise au titre du pouvoir de direction de l’entreprise.


1°) Les conditions du « lock out » en cas de grève
Pour y être autorisé en jurisprudence, l’employeur doit toutefois être confronté à une « situation contraignante » caractérisée.

C’est à cette condition uniquement que l’arrêt d’activité n’est pas considéré comme une entrave illicite au droit de grève constitutionnel, et que l’employeur peut suspendre l’exécution du contrat de travail du personnel non-gréviste.

En effet, le droit de grève étant individuel, chaque salarié est libre de ne pas faire grève, et l’employeur doit fournir du travail aux non-grévistes et continuer à les rémunérer normalement.

Seule exception donc : la situation contraignante, qui constitue un empêchement à l’exécution normale du contrat de travail et s’apparente à la force majeure du point de vue de sa composante traditionnelle d’irrésistibilité et d’extériorité (précisons que depuis la réforme du droit des obligations, « il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur. Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. (…) » - C. Civ. art. 1218 nouveau).

La jurisprudence est très stricte et admet rarement la justification du lock out.

Ainsi, il a par exemple été jugé qu’en l’absence de voie de fait commise par les grévistes et si aucune situation d'insécurité ou d'atteinte aux personnes n'est établie, la fermeture de l'entreprise est illicite. L’exigence de preuve est sévère : l’employeur, qui avait ici dispensé les non-grévistes de venir travailler au nom de son obligation de sécurité de résultat, s’est vu condamné au versement de dommages-intérêts au personnel gréviste au titre de l’entrave à l'exercice du droit de grève (Cass. Soc. 17 décembre 2013, n° 12-23006).


2°) L’impératif de sécurité des personnes et des installations peut justifier des mesures exceptionnelles, dont le lock out
L’impératif de sécurité peut justifier des mesures spéciales aussi bien à l’égard des grévistes que des non-grévistes :

  1. Tout d’abord, face à un risque pour la sécurité, l’employeur peut-il réquisitionner lui-même du personnel gréviste ?

Pour la jurisprudence, la réponse est négative : l’auto-réquisition de personnel gréviste est interdite à l’employeur, y compris s’il est exploitant d’une ICPE (Cass. Soc. 15 décembre 2009, n° 08-43603). Le juge judiciaire n’est pas compétent pour ordonner une telle mesure, et c’est finalement l’autorité administrative (Préfet) qui est seule compétente, dans des conditions strictes qui ne trouveront à s’appliquer que de manière très exceptionnelle.

Il est par ailleurs interdit d’embaucher des salariés sous CDD (C. Trav., L1242-6), de faire appel à l’intérim (C. Trav., L1251-10) pour remplacer du personnel gréviste, ou encore de faire intervenir dans le cadre du conflit du travail une entreprise privée de surveillance ou de gardiennage (CSI, L612-4) ou encore un service interne de sécurité (CSI, L617-13). Le recours à des entreprises extérieures sous-traitantes ou prestataires de service (autres que travail temporaire) est en revanche possible.

(Pour aller plus loin : http://www.ellipse-avocats.com/2016/05/greve-lemployeur-peut-il-requisitionner-des-grevistes/)


  1. Ensuite, un impératif de sécurité peut-il permettre à l’employeur de saisir le juge des référés pour obtenir une ordonnance d’expulsion de salariés grévistes ?

La réponse est en revanche positive ici : le juge judiciaire est compétent pour ordonner une telle mesure. Il a ainsi été jugé par exemple que constitue un trouble manifestement illicite une occupation de locaux par des grévistes imposant un fonctionnement au ralenti d’une usine et présentant des risques de pollution en empêchant la complémentarité des différentes fonctions de l'installation nécessaire pour la protection de la sécurité et de la salubrité publiques (Cass. Soc. 26 février 1992, n° 90-15459).

Cela dit, l’occupation prolongée illicite du lieu de travail constitue une voie de fait même en l’absence de risque pour la santé ou la sécurité (en outre, la participation personnelle d’un gréviste à une poursuite d’occupation illicite de locaux malgré un commandement de quitter les lieux en vertu d’une ordonnance d’expulsion peut à elle seule –sans nécessiter d’entrave à la liberté du travail ou d’actes de sabotage p. ex.– constituer une faute lourde impliquant l’intention de nuire à l’employeur – cf. Cass. Soc. 3 mai 2016, n° 14-28353).


  1. Enfin, dans quelle mesure l’employeur peut-il se faire unilatéralement « justice lui-même » en procédant au lock out de l’établissement au nom d’un motif de sécurité ? (Le cas des sites SEVESO seuil haut)

Dans une affaire récente, la jurisprudence vient de l’admettre, concernant une entreprise exploitant des installations SEVESO seuil haut (Cass. Soc. 18 janvier 2017, n° 15-23986 à 15-23995).

Face à des débrayages successifs, l’employeur estime que la sécurité des installations n’est plus garantie au regard de ses exigences de maîtrise des risques industriels. Il convoque un Comité d’établissement pour évoquer son projet de fermeture temporaire et de suspension provisoire des contrats de travail des non-grévistes (ce point est important : une telle mesure ne peut être mise en œuvre sans avoir préalablement informé et consulté le comité d’entreprise, voire le CHSCT en urgence, sous peine de délit d’entrave).

Plusieurs salariés agissent en référé devant le Conseil de prud’hommes afin d’obtenir des dommages-intérêts pour compenser la perte de salaires et pour atteinte au droit de grève ; un des syndicats se joint à leur action pour obtenir des dommages-intérêts en réparation de l’atteinte portée à l’intérêt collectif de la profession.

Ces demandes sont rejetées en première instance, puis par la Cour de cassation, qui valide la reconnaissance d’une situation contraignante obligeant l’employeur à arrêter la production et rendant impossible la fourniture de travail aux salariés non-grévistes. En l’espèce et au vu des éléments de preuve apportés, la succession d’arrêts et de redémarrages des installations avait pour effet d’entraîner des dysfonctionnements au niveau de différentes unités de production, qui ne relevaient pas de phénomènes habituels dans le cadre du fonctionnement normal des ateliers et s’avéraient d’une particulière dangerosité, et amplifiaient de manière conséquente les risques pour les salariés et les installations.

Accessoirement, elle reconnait aux juges du fond un pouvoir souverain d’appréciation des éléments de fait et de preuve concernant la possibilité ou non d’affecter les salariés non-grévistes à des tâches supplétives ou annexes (en l’espèce, l’employeur démontrait s’être trouvé dans l’impossibilité absolue de fournir aux salariés une réelle prestation de travail, bien que des intérimaires avaient continué de travailler).

En résumé, cela reste une affaire de cas par cas. Dans le cas des sites dits SEVESO seuil haut, la survenance d’un conflit collectif est de nature à générer une exploitation en mode dégradé qui peut s’avérer incompatible avec les obligations de prévention des accidents majeurs (PPAM) et imposer à l’exploitant de prendre des mesures d’organisation exceptionnelles sous sa propre responsabilité, en lien le cas échéant avec son système de gestion de la sécurité (SGS).