Les décisions organisationnelles dans le collimateur des tribunaux

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22/10/2013 - Sébastien Millet
Le contentieux, lié aux décisions d’organisation ou de réorganisation dans les entreprises, est actuellement en plein développement. Pour les directions d’entreprise, il s’agit aujourd’hui d’un thème majeur, puisque les tribunaux ont désormais un droit de contrôle des projets (en amont) et mesures prises (en aval) au regard du respect de l’obligation de sécurité (de résultat). Le sujet est d’autant plus délicat lorsqu’il est question de santé mentale au travail et de risques psychosociaux. Synthèse de l’état du droit.
  1. L’intervention des partenaires sociaux et l’impact des expertises

Rappelons tout d’abord que dans le cadre de ses prérogatives, le CHSCT doit être informé et consulté, avant toute décision d'aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail (et notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l'outillage, d'un changement de produit ou de l'organisation du travail, ainsi qu’avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail - C. Trav., L4612-8).

Il s’agit là pour le CHSCT d’un cas d’ouverture du droit de recours à l’expert agréé (C. Trav., L4614-12), rémunéré par l’employeur.

Le CHSCT doit également être informé et consulté sur les conséquences sur la santé et la sécurité des travailleurs de tout projet d'introduction de nouvelles technologies, ou lors de leur introduction (C. Trav., L4612-9) ; ainsi que sur tout plan d'adaptation établi lors de la mise en oeuvre de mutations technologiques importantes et rapides (C. Trav., L4612-10). Il vient par exemple d’être jugé à ce sujet –à propos de la téléphonie mobile 4G- que si, sous couvert d’une amélioration des technologies existantes, une évolution technologique est en fait stratégique et structurante pour l’entreprise, avec nécessairement des impacts sur les conditions de travail du personnel, elle constitue une mutation technologique pour laquelle le juge peut imposer l’établissement d’un plan d’adaptation si sa mise en œuvre est rapide (CA Versailles  5 août 2013, n° 13/05861).

En cas de projet complexe ou d’entreprise multi-établissements, ces procédures doivent être articulées avec l’intervention du(des) comité(s) d’entreprise ou d’établissement (C. Trav, L2323-13 et L2323-27 et suivants), ainsi qu’avec la possibilité aujourd’hui d’instituer la nouvelle instance temporaire de coordination des CHSCT (C. Trav., L4616-1 et suivants).

La jurisprudence vient rappeler qu’en cas de projet de réorganisation de services, le fait pour l’employeur de ne donner au CHSCT que des informations sommaires ne comportant pas d'indications relatives aux conséquences sur les conditions de travail des salariés (p. ex. les inconvénients prévisibles pour le personnel comme la fatigue), ne permet pas à l’instance de donner un avis utile (Cass. Soc. 25 septembre 2013, n° 12-21747). Outre le risque ultime de délit d’entrave, cela constitue un trouble manifestement illicite justifiant la suspension en référé du projet, dans l’attente des résultats de l’expertise afin que le CHSCT puisse ensuite rendre un avis.

Les expertises diligentées dans ce cadre peuvent également venir alimenter les demandes judiciaires tendant à la suspension ou à l’interdiction des mesures d’organisation contestées. Tel est typiquement le cas sur la problématique de la sous-évaluation des incidences du projet au regard des RPS. La jurisprudence sur ce terrain ne cesse de se développer et touche tous les secteurs d’activité (hospitalier, industriel, tertiaire).

Il vient toutefois d’être admis que l’employeur puisse, s’il conteste les conclusions du rapport de l’expert du CHSCT, recourir à une contre-expertise indépendante sur laquelle pourra ensuite s’appuyer le juge pour apprécier les diligences de l’employeur et le bien-fondé de la demande de suspension du projet (TGI Valence 17 septembre 2013). Il s’agit d’une voie tout à fait pertinente (alternative ou non aux procédures en contestation d’expertise CHSCT, dont on sait que le taux de succès est statistiquement faible).

  1. L’intervention du juge et l’impact de l’obligation de sécurité

L’obligation de sécurité a clairement aujourd’hui une dimension d’ordre collectif et pas simplement individuelle. Il s’agit d’une donnée majeure.

Depuis le célèbre arrêt rendu dans l’affaire SNECMA (Cass. Soc. 5 mars 2008, n° 06-45888), les décisions judiciaires ne cessent de s’accumuler, avec comme fil directeur le principe selon lequel « l'employeur est tenu, à l'égard de son personnel, d'une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu'il lui est interdit, dans l'exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés (…) ».

La portée de cette règle est d’autant plus large qu’à l’analyse, n’importe quel sujet est susceptible d’avoir de près ou de loin des répercussions sur les conditions de travail (notion « fourre-tout » non définie par la loi), de santé et/ou de sécurité. Sous des apparences neutres, tel peut par exemple être le cas d’un mode de rémunération variable (cf. Cass. Soc. 24 septembre 2008, n°  07-44847).

L’intervention du juge, le plus souvent par la voie du référé, se situe à deux stades différents :

  • Dans la phase projet, lorsque les partenaires sociaux en charge de la représentation collective du personnel estiment que l’analyse des incidences au regard des conditions de travail, de santé ou de sécurité est insuffisante (la question de la charge de travail est à cet égard de plus en plus prégnante) ;
  • Dans la phase de déploiement des mesures, une fois celles-ci décidées et arrêtées dans leur principe. L’affaire la plus emblématique à cet égard est sans doute celle du système de gestion de la performance globale fondé sur le benchmark (cf. TGI Lyon 4 septembre 2012, n° 11/05300).

Pour l’entreprise, l’impact d’une suspension sous astreinte (et a fortiori d’une annulation) peut être très handicapant, notamment lorsqu’il s’agit de conduire un plan de sauvegarde de l’emploi nécessaire à sa survie économique ou à la sauvegarde de sa compétitivité (cf. CA Paris 13 déc. 2012, n° 10/00303). On imagine par exemple aisément la réaction négative d’actionnaires étrangers non familiarisés avec les subtilités de notre système juridique …

Compte tenu du risque d’instrumentalisation et de paralysie, ces incidences doivent donc être prises en compte le plus en amont possible et intégrées à la réflexion au même titre que les questions d’ordre financier ou technique. Rappelons qu’il faut privilégier l’analyse et l’évaluation des risques (cf. TGI Nanterre référés, 24 mai 2013, n° 13/00480). Le projet doit pouvoir donner des garanties de protection primaire et effective, à la source ; s’il se limite à des actions simplement limitatives, l’employeur risque d’être « recalé » au regard de son obligation de sécurité, puisqu’il s’agit d’une obligation de résultat.

En outre, si ces décisions concernent le secteur privé, elles méritent certainement de susciter la même réflexion du côté des employeurs publics.